|
|
Gonzague St Bris
 | | Les vieillards de Brighton Gonzague St Bris Grasset
     | Prix éditeur 18.00 francs 331 pages © Grasset , 2001 |
nfant, j�habitais Londres o� mon p�re �tait un jeune attach�
d�ambassade. C��tait la vie r�v�e. Hyde Park et son all�e de
fleurs violettes, les mus�es gratuits o� l�on pouvait jouer avec
des trains �lectriques, les magasins de jouets extraordinaires,
les cantiques dans la brume, les policemen polis qui ne
regardaient pas ma nurse avec insistance. Elle �tait suisse et
s�appelait Nana. Le prince Charles enfant nous faisait parfois
des signes du balcon de Buckingham. Je lui r�pondais. Apr�s
tout, nous avions le m�me �ge et on nous coiffait de la m�me
mani�re : de l�eau sur la t�te et la raie sur le c�t�.
Tout cela aurait pu �tre une charmante histoire, avec les
casquettes bleu et jaune de notre �cole, la St Philip�s School,
les � bats � de cricket, des rues de Londres o� l�on jouait avec
de petites voitures Dinky Toys contre les murs gris en se
salissant les mains. Je croyais vivre un � Nursery Rimes �,
mais je ne savais pas encore que c��tait celui de Humpty
Dumpty, le petit homme fragile � l��norme t�te d��uf qui, assis,
en haut d�un mur, n�ose plus bouger de crainte de se fracasser
le cr�ne. Pour moi, l�omelette �tait proche, la catastrophe
imminente. J�avais cinq ans, l��ge de l�innocence, l��ge o�
pourtant j�ai dit adieu � l�innocence. Pardonnez-nous nos
enfances !
C�est vrai, j�avais un caract�re difficile, je restais enferm� des
heures sans jamais vouloir demander pardon. Je croyais que la
col�re �tait ma noblesse. J�explorais mes haines int�rieures.
Mais il faut bien avouer que j��tais tr�s violent. Un jour mon p�re
me surprit dans une lutte acharn�e avec mon fr�re a�n�, dont je
croyais qu�il �tait le pr�f�r� de mes parents. J��tais en train de
frapper sa t�te contre les carreaux de la cuisine.
Pour apaiser la situation, mes parents d�cid�rent qu�un
�loignement me serait profitable. On leur avait dit : � L�air de
Brighton est bon pour les nerveux. � Aussi, un apr�s-midi nous
quitt�mes Londres dans la belle Fr�gate grise qui faisait notre
fiert�, une vraie voiture fran�aise, et je ne compris pas pourquoi
je partais seul avec mon p�re, sans mes fr�res, ni ma m�re.
Peut-�tre, au fond, me prenait-il pour un adulte. Voulait-il me
parler ? Qu�allions-nous d�couvrir ? Je m�imaginais qu�il avait
remarqu� la grandeur de mon caract�re et allait me confier �
l�amiral Nelson qui, dans les jours � venir, me donnerait,
peut-�tre, le commandement d�un � brick �. Mais, plus que du
voyage, c�est de l�arriv�e dont je me souviens. Brighton, une ville
�l�gante mais qui fait peur par sa distinction froide ; des villas
telles qu�on les imagine chez Agatha Christie, o� les crimes se
mitonnent dans la camomille, des gazons verts et tendres
comme dans les films de Losey, o� l�on ne tond que la surface
de drames affreux et enterr�s.
La voiture de mon p�re glissa dans une all�e ombrag�e. Belle
maison haute, sorte de manoir entour� d�arbres au-del� duquel
on entendait le bruit de la mer. Je ne quittais pas ma petite
valise dans laquelle j�avais rang� mes soldats de plomb. Nous
�tions arriv�s. Une religieuse m�accueillit. Je laissai mon p�re
sans �motion, tout intrigu� d�abord par ce que je d�couvrais.
Mais je ne savais pas encore l�horreur que cachaient ces murs.
Le soir venait et l�on m�attribua un lit dans le grand dortoir.
Vastes parquets glissants et sombres, odeurs d�encaustique et
d�urine, de linge pourri et de fin de vie. O surprise, j��tais dans
un asile de vieillards ; j�allais conna�tre le bout de la nuit.
A l�heure du go�ter on m�avait d�j� couch�. Puis, ils vinrent et le
cort�ge des vieillards d�fila sous mes yeux. Ils se d�shabillaient
lentement, je voyais leur peau parchemin�e, lambeaux de chair,
leurs chemises de nuit jaunies, leurs gestes comme livr�s �
l��ternit�. Ils ne me regardaient pas et je sentis combien j��tais
seul au milieu d�eux. Ils �taient les fant�mes d�un autre monde
qui surgissaient d�s que le jour finissait. Mary Shelley, reine de
l�effroi, avait-elle assist� au m�me spectacle quand petite fille, le
soir, elle d�faisait ses nattes ?
Comment ai-je r�ussi � jouer l�indiff�rence ? La terreur
m��treignait, mais je compris que je ne devais pas le montrer.
Aussi, j�installai tranquillement sur la table de nuit mes petits
soldats, � Horse Guards �, � Queen�s Horses �, � King�s Men
�... Leurs vestes rouges �taient le t�moignage �clatant de la vie.
Mais, soudain d�un geste brutal, mon voisin, vieillard irritable, les
balaya de la main. Ils tomb�rent � terre. Boulevers�, j��clatai en
sanglots. Je les ramassai et je ne sais o� je trouvai le courage
de les ranger, tant bien que mal. Je me recouchai et pleurai
dans mon lit. Je ne savais plus o� j�en �tais. Ma vie allait-elle se
r�tr�cir et s�achever ou ne faisait-elle que commencer ?
Le lendemain matin, le soleil par la fen�tre ouverte et l�odeur
des feuilles me redonn�rent du courage. Les morts
ressuscitaient, mais plus humains que la veille. Ils faisaient leur
toilette, et il me sembla que leurs visages �taient diff�rents ; l�un
d�entre eux m�adressa la parole. C��tait un jour nouveau. Je me
mis � croire � l�espoir, mais � midi au r�fectoire le cauchemar
recommen�a. Nous �tions par table de six. Et j��tais assis en
face d�une dame effrayante aux yeux d�un bleu intense, �
Fa�ence-Folie �. Ses longs cheveux gris mal soign�s pendaient
en d�sordre de son front comme des m�ches d��toupe. Elle me
regardait fixement et fit ce geste que j�aurais du mal � oublier ;
avec sa cuill�re, elle raclait bruyamment le fond de l�assiette
vide, sans que la soupe nous ait �t� servie. Elle ne mangeait
rien, et s�appliquait � ce geste absurde comme un automate.
J�entends encore le bruit martel� de sa cuill�re contre le fond de
l�assiette vide. Je crois que j�en ai toujours peur.
Les jours passaient et je ne savais plus o� j��tais. Parfois la
religieuse m�emmenait avec elle, faire une promenade, regarder
le ciel. Devant les devantures d�un magasin de jouets o� �taient
expos�s les soldats de mes r�ves, elle proposa de m�en offrir
mais j�avais d�j� sombr� dans une sorte d�h�b�tude et je me
souvenais qu�il fallait r�pondre poliment � Non, merci �. Le soir
venu, je le regrettai am�rement. Si j�avais r�agi de la sorte,
n��tait-ce pas la preuve que je n��tais plus un enfant ? En
quelques semaines, j�avais chang� de statut. Comme ceux avec
qui je vivais, j��tais devenu un petit vieillard.
Quelques jours plus tard, j�eus l�impression de m��tre fait un
copain du m�me �ge.
Le dimanche suivant, il m�emm�ne en promenade au golf de
Brighton. Je vois passer d�autres enfants mais je les ignore. Ils
ne peuvent pas comprendre. Quand le soir nous rentrons �
l�hospice, je me retrouve en robe de chambre comme les
vieillards. Un petit mouchoir sale, en guise de pochette, pour
faire chic. Je me sens tr�s � l�aise et il m�arrive m�me de
plaisanter avec les s�urs. Je suis devenu assez vite un habitu�
de la maison et je me veux propret et distingu�. J�ai des
chaussons. Il m�arrive de sortir, mais cela m�ennuie un peu.
Je n�attends rien et je sais tout. J�ai cinq ans et je suis vieux. Gonzague St Bris
| | |