Emmanuelle Guattari "Je suis la petite Borde"
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Depuis les années 50, la clinique psychiatrique de la Borde est immanquablement associée à Félix Guattari. Psychanalyste et philosophe, il y travailla toute sa vie, contribuant au projet novateur et expérimental de ce lieu, qui consistait à laisser circuler les malades librement et à les intégrer dans la vie et les tâches quotidiennes de l'établissement. Emmanuelle Guattari, sa fille, a grandi sur ce site, immense, doté d'un château et d'un parc où régnait une curieuse magie. Sous sa plume, une "petite Borde" revit, libre, fantasque, bien loin des diagnostics et des théorisations sur les fous. Nourrie de l'imaginaire féérique des châteaux du Loir-et-Cher et de ce lieu mythique, La petite Borde est avant tout une ode à l'enfance, où le préjugé n'avait pas sa place et où la générosité prenait tout son sens.
Commençons par le titre, La petite Borde, qui semble être une périphrase pour vous désigner. Est-ce une manière de dire que vous ne faites qu'un avec ce lieu ?
La Borde est un lieu mythique… Cette clinique a donné lieu à de nombreux écrits de spécialistes en psychiatrie, une littérature "supérieure" pour le moins intimidante. Alors prendre la parole sur la Borde avec un regard d'enfant, c'était une manière de mettre le pied dans la porte. Si je l'ai fait, c'est parce que cette voix d'enfant, celle de La petite Borde, me paraissait légitime. J'ai été témoin, avec le groupe d'enfants qui a grandi sur ces lieux, d'un dévouement, d'un souci de bien faire, d'une présence physique constante auprès des malades. Ces gens qui travaillaient là donnaient leur vie aux malades. Ce collectif, ce groupe, cette famille de la Borde, j'ai compris que je pouvais l'aborder de manière littéraire. Je me sentais dépositaire d'un savoir très fin, quasiment organique, car j'ai été modelée par cette expérience.
On imagine, à vous lire, que les épisodes qui sont racontés vous habitent depuis toujours. Quel a été le moment où vous avez décidé de passer à l'écrit ? Y-a-t-il eu un élément déclencheur ?
S'il y a eu un déclencheur, cela remonte à une grosse dizaine d'année. La "Garderie" de la Borde, une crèche pour les enfants du personnel située sur le site de la clinique, était menacée de fermeture par la PMI (Protection Maternelle et Infantile, Ndlr). Cette autorité considérait qu'une telle situation n'était pas souhaitable pour des enfants. Alors, les personnes qui avaient passé leur enfance à la Borde ont été sollicitées pour écrire des lettres de soutien à la Garderie. Cette demande nous a renvoyé l'idée qu'une telle enfance avait quelque chose de quasiment anomalique… On avait conscience, bien sûr, d'avoir eu un passé singulier, mais jusque-là, cela ne m'avait pas paru demander davantage de réflexions. À partir de cette lettre, je me suis penchée sur ce passé. J'ai tenté d'identifier où s'était logé cet imaginaire qui nous était devenu constitutif ; cet imaginaire de la Borde, que les autorités n'étaient pas capables de voir et qui, pour moi au contraire, était fécond.
Vous avez préféré la forme d'un roman à celle d'un récit. Il se dégage de votre texte un grand sentiment de liberté. Mêler des éléments de fiction était une manière de garantir cette liberté de ton ?
Le texte que j'avais écrit à l'origine pour défendre la Garderie était plutôt classique, assez explicatif. Je voulais sans doute avoir l'air avant tout "dans la norme". Plus tard, lorsque je l'ai relu, il ne m'a pas semblé rendre justice à ce qui faisait, selon moi, la grande richesse de cette enfance. La fiction autorisait davantage de fantaisie, et je voulais m'amuser avec ce texte, y exercer le plaisir de la langue. Ensuite, il y avait des éléments que je tenais absolument à mettre dans le livre. J'ai voulu par exemple rendre une place importante à ma mère disparue. Avec le temps, il m'est apparu qu'elle avait su mener de front, avec beaucoup de courage, vie familiale, engagement thérapeutique et politique. J'ai voulu la mettre en scène dans ce qui la caractérisait, son courage, ses convictions, sa capacité d'invention, notamment dans cet épisode de la perquisition, où elle dissimule des documents… dans les langes du bébé. Je me suis inspirée d'événements réels, mais j'ai parfois ajouté des idées et des éléments auxquels je tenais.
Le "on" et le "nous" reviennent dans plusieurs scènes du livre, et aussi très souvent lorsque vous parlez oralement de votre enfance. Le collectif a-t-il primé sur l'individuel ?
Ce n'était pas un geste évident, pour moi, de me saisir de cette histoire des enfants de la Borde. Utiliser uniquement le je m'aurait paru grossier, car on était très soudés. On s'aimait beaucoup. Nous étions une dizaine d'enfants, on se déplaçait en groupe, selon un système traditionnel d'aînés qui prenaient en charge les plus jeunes. Ce petit collectif, dans le livre, revient tantôt sous le "nous" de la fratrie, tantôt sous le "nous" des enfants de la Borde.
Venons-en à la composition du roman. Elle est très singulière, puisqu'elle renonce à la chronologie et évoque une succession de courts moments, qui font penser à des micro-nouvelles. Quel était l'effet recherché ?
Je voulais restituer des blocs d'enfance, des tableaux. Les lecteurs me parlent souvent de saynètes, de micro-nouvelles, d'instantanés. Tous ces termes me conviennent. L'idée était de faire en sorte que ces tableaux se tiennent les uns avec les autres, à l'aide de minuscules raccords, pour mimer une sorte de rythme enlevé, une cavalcade d'enfants. Et dans ce mouvement de cavalcade, je voulais faire correspondre une scène à une autre, créer des jeux de résonances. Choisir un déroulement linéaire aurait été plus didactique, plus classique, ça ne fonctionnait pas. Néanmoins, certains éléments se sont imposés à moi. J'ai eu par exemple la certitude de vouloir commencer le livre sur la relation très forte qui unit le frère et la soeur. Après coup, j'ai compris qu'inconsciemment, j'avais voulu montrer que c'était une enfance, disons, ordinaire, avec la famille pour premier cercle. J'ai ensuite élargi le cercle en évoquant la Borde. L'inverse n'aurait pas rendu justice à la situation, la famille primait.
Est-ce que la voix de l'enfant est intacte ? A-t-il fallu faire taire l'adulte ?
La voix est le plus possible intacte. C'est un petit livre, je ne voulais pas en faire plus car cela ne m'aurait pas permis de rester dans cette même voix. Ajouter des choses, c'était risquer de partir dans une parole d'adulte.
À ce titre, votre un écriture pourrait être qualifiée d'économe. Vous faites par ailleurs beaucoup appel aux sensations, vous donnez à lire une appréhension sensorielle de l'univers...
Pour chaque saynète, je voulais une mise en scène percutante. Je recherchais une immédiateté, un peu comme au théâtre, il fallait qu'on voie tout de suite les rapports se dessiner ; il fallait créer des dispositifs, parfois des dialogues, pour que les éléments surgissent véritablement dans le texte. Quoi qu'il en soit, écrire au travers des sensations participe sûrement de l'univers de l'enfance… Les enfants vivent les choses avec une très grande intensité. J'ai la chance, en tant qu'adulte, de pouvoir reconvoquer ces intensités-là. J'ai lu, dans un livre écrit sur la Borde datant des années 70, une phrase qui m'a beaucoup amusée, et qui dit que "La moitié de la Borde passait son temps à chercher l'autre moitié". C'est vrai que la Borde est un lieu immense où les gens bougent perpétuellement, il est difficile de les retrouver ! Mais cette phrase, ainsi formulée, relève selon moi d'une perception d'adulte. J'ai évoqué à mon tour, dans la scène du standard, cette même idée. C'était un vrai barrage, ce standard. On pouvait y passer une heure avant de trouver son interlocuteur ! Dans mon livre, c'est la perception de l'enfant qui est mise en avant avec l'aspect sonore de cette attente sans fin, matérialisée par ces "Tuuuuuuuut" récurrents du téléphone.
Vous parvenez à vous approprier une langue où les mots ont un pouvoir d'évocation presque magique. Il y a régulièrement ces majuscules sur certains mots, qui semblent tout magnifier… Et aussi beaucoup de jeux sur les ellipses, le sous-entendu, l'allusion, comme s'il s'agissait avant tout de déployer un univers mystérieux.
La Borde possède toute une géographie: le Parc, le Château, le Standard, le Poulailler, autant de lieux qui étaient quasiment personnifiés quand on en parlait. J'ai joué ainsi sur l'univers des châteaux et sur sa mythologie. Et puis il y avait tous ces noms et ces sigles un peu techniques, comme le BCM (le Bureau Central Médical, Ndlr), la Chauffe, le Club, qui ressemblaient à un véritable langage inventé. Je voulais utiliser cette langue de la Borde, quitte à paraître cryptique pour le lecteur. J'ai pris le risque de ne pas expliciter les choses, afin de ne pas écrire un tout autre livre, de ne pas verser dans le document. Les zones d'ombres sont aussi une manière de laisser de l'espace au lecteur, une liberté de suggestion, une liberté d'interprétation. Chacun s'approprie d'ailleurs le texte d'une manière très différente, chacun y met ses hypothèses, ses histoires, son imaginaire… sa propre enfance, aussi.
Les thèmes du surgissement et de la disparition reviennent sans cesse sous votre plume et créent une véritable dynamique de l'écriture. Notamment avec cet épisode sur la disparition de votre mère, temps fort de votre livre...
Le sentiment de la disparition est pour moi un concept très vaste, qui excède vraiment la question de la mort. J'ai une très forte conscience du temps qui passe, de certains moments ou de certaines situations qui finissent. Voir disparaître des visages, des corps, des histoires d'amour, voir disparaitre l'enfant dans le corps grandi de l'adulte me semble un miracle stupéfiant. De même, les objets qui restent du passé m'interrogent : comment est-il arrivé là ? Quels sont les gens qui l'ont entouré ? C'est une dimension surréaliste du quotidien. Derrière tout cela, la question de la Shoah est latente, l'angoisse terrible de cette vaporisation des gens. Tout ça a résonné dans mon texte. J'ai toujours trouvé insupportable qu'il faille lâcher, oublier, renoncer, mais j'ai grandi… Alors maintenant, je joue avec ce thème par le biais de l'écriture.
Côté intertexte, votre démarche évoque Enfance de Sarraute, ou le Je me souviens de Perec. Mais on pense aussi à des textes de l'enfance, comme ceux de la Comtesse de Ségur, par exemple, notamment avec les noms des chapitres qui désignent des animaux, des personnages, des lieux.
Pourquoi pas ? Ces comparaisons me font plaisir, bien sûr. Il y a des choses très inconscientes qui se jouent dans la matrice de l'oeuvre. Pour Sarraute toutefois, la différence, c'est qu'ici l'adulte n'intervient pas. En ce qui concerne les lectures fondatrices, j'adorais la Chèvre de Monsieur Seguin ou les Contes du chat perché de Marcel Aymé. Les noms de mes chapitres ressemblent aussi à ceux de ce livre-là à bien des égards. Le film La Nuit du Chasseur de Charles Laughton m'a également beaucoup impressionnée, notamment la scène où les enfants sont dans la barque et voient surgir dans la nuit les animaux qui sont énormes… Tous ces auteurs sont extrêmement talentueux pour évoquer la psyché de l'enfant et pour rendre leur perception des choses. Toutes ces oeuvres qui m'ont énormément marquée ont sûrement imprégné La petite Borde. Dans mon livre, il y a le Rat, ou encore le Singe qui prend le pouvoir sur la famille, le Daguet qui représente, qui sait ? Un jeune homme emprisonné par un sortilège dans le corps d'un cerf, comme dans les contes… Je tenais en tout cas à cette présence des animaux, qui comptent tant dans la vie d'un enfant et dans les premières lectures qu'il entend.
Au gré des interviews, vous soulignez combien, enfant, tout à la Borde semblait naturel. Est-ce qu'il y a eu plus tard un moment de révolte ou de trouble en repensant à cette enfance aux côtés des malades, avec les dangers potentiels que cela représentait ?
Il faut d'abord souligner que c'était un naturel "averti", pas inconscient. Les choses avaient été dites. Au demeurant, mon père ne changeait pas de registre de langage quand il s'adressait à nous, ce qui était parfois un challenge question vocabulaire. Mais il y avait des paroles, on s'imprégnait des choses, on grandissait avec l'institution, on était - en quelque sorte - dans le bain. Alors non, je n'ai jamais connu la moindre révolte par rapport à cette enfance. Pas parce que je suis une sainte, mais parce qu'on ressentait une vraie amitié vis-à-vis de cette communauté de Pensionnaires. Il y avait beaucoup de douceur, dans ce lieu : certains d'entre eux prenaient sur eux pour nous emmener en voiture à l'école par exemple. C'était magnifique, ces gens étaient très courageux. Bien sûr, ils n'étaient pas avares de fantaisie, vestimentaire, notamment. Mais ça faisait partie des personnages. Il y avait aussi une très grande poésie dans certaines paroles de Fous, à laquelle j'étais très sensible. Quoi qu'il en soit, nous n'avons jamais vécu cela comme une mise en danger, d'autant que le dispositif de la Borde ne nous laissait jamais isolés avec les Pensionnaires. Je crois que, de manière générale, la Borde a laissé aux enfants accueillis des souvenirs extraordinaires. On n'a pas lâché sur notre enfance.
Ce livre est-il un prolongement du travail de votre père ? Etait-ce pour vous une manière de rendre accessible un univers sur lequel les préjugés sont tenaces ?
Un prolongement de son travail, non, pas réellement, car nous nous situons sur des plans très différents. En revanche, j'ai sincèrement voulu rendre hommage à cet engagement de mon père et rendre hommage à la Borde que j'aime énormément. Sans doute, l'affection que j'ai pour cet endroit le toucherait beaucoup. Aujourd'hui encore, je reste très sensible au destin des malades mentaux. Il verrait probablement ce livre comme un acte de tendresse vis-à-vis de la Borde.
La petite Borde
Emmanuelle Guattari
Mercure de France
144 p. - 13,50 €