Prière de primer

Il n'a pas l'air comme ça, avec son allure de premier de la classe, ses lunettes et son regard sévère, mais David Foenkinos est tout sauf un type sérieux. C’est un peu comme si Sempé avait fusionné Agnan le bon élève (travailleur donc) et Nicolas le trublion (déconneur donc), pour créer un nouveau personnage : le petit David. Sauf que Foenkinos n’est pas un personnage. Enfin, sauf quand il le désire.
Il y a deux ans, jouant à fond la carte de l’autofiction romanesque, il publiait Qui se souvient de David Foenkinos ? dans lequel son "alter héros" s’interrogeait sur les aléas de la célébrité : comment en effet ne pas s’étonner qu’après un troisième livre – l’effectivement formidable Potentiel érotique de ma femme – encensé par les critiques, sélectionné dans les prix prestigieux et acheté par le public, il puisse publier quatre romans dans l’indifférence générale ? Et Foenkinos de profiter du récit drolatique d’une reconnaissance perdue pour questionner le mécanisme de l’inspiration chez l’écrivain.

Les Valeureux
Depuis son premier roman, Inversion de l’idiotie (de l’influence de deux Polonais), l’inclassable Foenkinos cultive en effet l’art du paradoxe, ou comment parler de choses sérieuses sur un ton résolument loufoque. Ses premiers lecteurs ont rarement oublié le début du livre où le narrateur est quitté par sa compagne à qui il vient d’offrir comme cadeau d’anniversaire une boîte de sardine millésimée ! On était surtout tombé en amour pour Conrad, ce jeune tchèque à l'oncle illustre – un certain Milan Kundera – dont la gentillesse séduisait tant le héros que ce dernier décidait de l'adopter malgré ses 20 ans et quelques, déclenchant alors un débat national sans précédent : a-t-on ou non le droit d’adopter un adulte consentant ? Le genre de questions qui ne vous viendrait pas à l’esprit mais qui sont monnaie courante chez notre hurluberlu !
Parent littéraire de Woody Allen, Foenkinos partage avec le réalisateur américain un humour dévastateur dans le domaine de l’ironie, une science maîtrisée de l’absurde, aimant alternativement placer ses héros – affiliés doux-dingues – dans des situations rocambolesques, ou bien confronter leur grain de folie à une normalité qu’ils n’auront alors de cesse d’exploser. Lecteur tardif, il a pioché de tous côtés – Roth, Toussaint, Dostoïevski… – mais c’est d’abord chez Albert Cohen – Belle du Seigneur est un de ses livres de chevet – qu’il avoue avoir appris « comment écrire », le sens de l’humour et… certain goût inexpliqué pour la Suisse !

Markus dans tous ses états
Dans son dernier livre, La Délicatesse, la cocasserie est encore omniprésente : bien qu’évoquant la lente reconstruction d’une femme après un deuil, Foenkinos parvient à faire rire à chaque page, à coup d’aphorismes hilarants – « Il y a souvent une nette tendance à la nostalgie chez les Nathalie » -, d’énormités énoncées avec le plus grand sérieux. On y retrouve des personnages aux élans fantaisistes sous une apparente normalité, notamment l’héroïne, une belle Nathalie qualifiée à la première ligne de « plutôt discrète (une sorte de féminité suisse) », qui embrasse un jour dans une impulsion aussi vite apparue qu’oubliée, son collègue Markus. Chez ce type habituellement plutôt transparent, l’acte gratuit aura donc les résonnances d’un séisme dont les répliques feront notre bonheur de lecteur.
Quand on regarde de près le palmarès de ce jeune homme de 35 ans cette année, il parle pour lui-même : en huit ans, huit romans (dont 3 primés) traduits en une quinzaine de langues, une pièce de théâtre, une BD, un court-métrage. La classe quoi. Et dire que s’il avait trouvé un bassiste pour monter un groupe, ce guitariste n’aurait peut-être jamais écrit… Preuve qu’il n’est pas nécessaire d’avoir la vocation pour devenir un bon écrivain. De livre en livre, Foenkinos surprend, promène, et érige l’humour à son meilleur niveau : rien que pour ça, on lui aurait bien donné le Goncourt.

La Délicatesse
David Foenkinos
Gallimard
16 euros - 200 p.