Extraits

Donne-moi du plaisir

Flavia Company
Editions Flammarion©


 

" Nous avons pris un caf� ensemble. Plusieurs caf�s. Nous n'osions pas quitter ce bar. Peut-�tre avions-nous l'intuition qu'il allait changer notre vie, et que la vie nous avait chang�es. Nous �tions face � face, � nous regarder. Elle souriait. Riait presque. Une complicit� qui est n�e imm�diatement entre nous. Elle me regardait, et son regard me disait qu'elle savait que je savais. Toutes les deux nous savions et attendions le signal du d�part. C'est elle qui l'a donn�. Elle m'a demand� de la suivre, de continuer � la suivre comme avant. Et j'ai accept�. Je ne me suis pas aper�ue � ou peut-�tre que si � que cela indiquait la direction irr�versible de notre amour. Je l'ai suivie. Elle a travers� quelques rues, sans se retourner, pleine d'assurance. Je suivais � quelques m�tres, la regardant marcher. Comment ne pas l'observer ! C'�tait ma proie. Je voulais la rattraper. Ou pas. Je devais la rattraper. Ou pas. J'ai gard� mes distances. Je savais que je devais attendre un signal et que ce signal nous mettrait sur m�me pied d'�galit�, et qu'alors commencerait la lutte, le corps � corps in�luctable. Elle a rep�r� l'h�tel et y est entr�e. Sans m'adresser le moindre geste. J'�tais d�concert�e. La fauve avait disparu de mon champ de vision. M'�pierait-elle � son tour ? Soudain, mes armes m'ont paru ridicules. J'�tais stup�faite, plant�e  au milieu de la chauss�e, devant l'h�tel. Quelques minutes plus tard, j'ai senti quelque chose m'effleurer la t�te. Je l'ai saisie au vol ; c'�tait une culotte en dentelle. J'ai regard� en l'air. Elle �tait l�, nue, sur le balcon du premier �tage. Elle m'a lanc� les cl�s de sa chambre et a disparu. La proie me convoquait � un pi�ge commun. Je dois reconna�tre que la peur m'a paralys�e quelques instants, et que j'ai failli � pens�e fugitive � m'enfuir. Mais je me rendais compte qu'il n'y avait pas d'�chappatoire ; m�me si je partais sans monter dans la chambre, la chose resterait in�vitable. T�t ou tard, �a arriverait. Nous le savions toutes les deux. Moi, je l'ai su au moment o� je l'ai vue. En montant au premier �tage par l'escalier en bois moquett�, je me suis rappel� la premi�re fois que j'avais saut� dans une piscine avec en t�te l'id�e d'apprendre � nager : je n'�tais pas s�re de pouvoir me maintenir � flot, d'�tre r�ellement capable de franchir d'un bout � l'autre la partie profonde sans me noyer, sans m'�puiser au milieu et couler irr�m�diablement. Je me suis rappel� qu'au d�but les gens nageaient le long du bord, au cas o� ils auraient besoin de s'y rapprocher pour reprendre leur souffle, mais je n'ai pas touch� une seule fois les rampes qui encadraient l'escalier. Je  suis mont�e au centre, sur la moquette qui amortissait jusqu'� l'alourdir le bruit de mes pas. Arriv�e de l'autre c�t�, j'avais le vertige, le souffle court, mais une sensation de victoire inconnue. Je me suis retourn�e et j'ai vu toute cette eau qui m'avait tenue � sa merci, qui m'avait inond� le corps, et je me suis dit que la nage, chez moi, �tait un acte naturel. J'�tais un poisson � forme humain, qui avait appris � se d�placer, � se mouvoir et � vivre hors de l'eau ; une �norme baleine  blanche qui avait appris �  respirer l'air, mais qui pouvait plonger dans les irr�alit�s liquides sans s'asphyxier.(�)

J'�tais en partie de l'eau, et l'eau �tait la raison de mon existence. Jusqu'au jour o� j'avais appris l'existence de l'air. Elle �tait l'air. La seule chose que je pouvais respirer depuis notre rencontre. Je gonflais mes poumons et je la laissais ressortir lentement, en la savourant, en savourant sa bouche, son nez, sa langue. Comme lorsque l'on mange un bonbon. Papier compris. Je crois que nous sommes tous emball�s comme des friandises en s�rie. Et que nous mentons. Grossi�re erreur. La fraude s'enfonce en nous comme l'obscurit� dans un tunnel o� nous avan�ons � t�tons, de plus en plus, jusqu'� la c�cit� compl�te. Nous palpons alors la noirceur, en qu�te des mots qui nous sauvent, mais comment ne pas s'�garer ? Et nous continuons de frauder, esp�rant atteindre ainsi la sortie, � l'autre bout, c�t� lumi�re. A un moment donn�, avec un peu de chance, on se rend compte que le seul moyen de recouvrer la vue de revenir sur ses pas, de remonter une � une ses propres paroles et de se retrouver, t�te basse, au point de d�part. Cela exige plus de courage que pour rester dans l'ombre. On finit par s'habituer � vivre les yeux ferm�s, � heurter sans cesse les m�mes objets ; on finit par s'habituer � l'id�e de marcher les mains devant soi pour se prot�ger des chocs, des impr�vus, des �treintes. Des autres mains. "

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