Le couteau suisse
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Peu de temps après la parution de L’Embrasure débutait à la bibliothèque universitaire de Fribourg une exposition de photos sur la chasse. Anne Golaz, l’artiste, et Douna Loup, la romancière, ont au moins trois choses en commun : elles n’ont pas trente ans, sont d’origine suisse et elles s’inspirent d’un art considéré comme « masculin ». Mais que peut-il bien se passer en Suisse pour que les jeunes femmes s’intéressent de si près à cette pratique ?
Le narrateur de L’Embrasure a vingt-cinq ans ; il travaille à l’usine où il occupe un poste visiblement peu qualifié. Il passe la plupart de son temps libre dans la forêt avec ou sans fusil. Le personnage est tiraillé entre le monde rural dans lequel il a été élevé et le monde industriel qui lui permet de vivre : « Je sais que tout cela est aussi la cause de mon mal. Je sens l’accès fermé à une autre tranche de vie, au-dessus de moi, là où les hommes ne font pas juste des mouvements idiots sur une chaîne, mais utilisent leur potentiel, corps et mental ensemble, pour rendre le travail fort et dense. » Mais ce n’est pas un homme des bois façon Olivier Mellors dans L’Amant de Lady Chatterley. On pourrait dire qu’il chasse comme d’autres jouent au flipper: « J’aime chasser par ici. Ça sent meilleur que tout. C’est mieux qu’au bar. Mieux qu’un flirt. Mieux que la sueur des femmes». Pourtant la collision de castes sociales opposées est omniprésente dans L’Embrasure. Parmi les maîtresses du narrateur, il y a Lise, la jolie étudiante en lettres, le symbole d’une petite bourgeoisie. À l’inverse de Constance qui se nourrissait de la bestialité de son amant, Lise parvient à arracher le narrateur à ses grands espaces pour l’entraîner dans ce qu’il nomme lui-même joliment « une forêt de livres » : la bibliothèque de la ville.
Into the wild
Mais c’est pourtant toujours dans cette forêt qui l’habite si violemment que va commencer le réel apprentissage. Un jour, il y découvre le corps d’un homme. Dans la poche de celui-ci, une feuille et un carnet. Sur la feuille, l’homme a écrit quelques mots qui attestent de sa volonté de mourir ici précisément. Dans le carnet, il déroule ses principes de vie qu’il conclut par une phrase tirée de la Bible. La lecture du carnet tourmente le narrateur au point qu’il décide de partir sur les traces de cet homme. Cette recherche s’assimile davantage à une quête initiatique qu’à une volonté d’honorer le mort. Et ce qui est intéressant, c’est justement la façon dont l’auteur mêle étroitement des questions prosaïques et des interrogations existentielles. Le narrateur s’interroge autant sur l’intérêt de son boulot et la force d’inertie engendrée par ses répétitions permanentes que sur les raisons qui ont poussé un homme à venir mourir dans « sa » forêt. Les origines suisses de Douna Loup ne lui confèrent pas forcément la légitimité de réécrire Le Contrat social, mais il faut reconnaître que le caractère intemporel de son récit semble tout autant évoquer l’annonce des désastres de la société industrielle du début du XXe siècle qu’illustrer, comme le travail de Raymond Depardon, la disparition d’un monde rural. Dans L’Embrasure, Douna Loup évoque avec subtilité la façon dont les fissures fendillent peu à peu dans les murs de notre société.
L’embrasure
Douna Loup
Mercure de France
155 pages – 14,20 €