Rencontre avec Eric Pessan
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Entretien avec Eric Pessan
Les débuts de l’histoire d’amour littéraire ?
Depuis toujours. Je ne me souviens pas des débuts, désolé… Information insuffisante ?
Oui !
Alors je peux simplement dire que d’aussi loin que je me souvienne, j’adore lire… J’ai commencé par la SF (on m’a passé une caisse entière de livres de SF, et j’ai commencé à les découvrir pour mon propre plaisir à peu près en 6e). Le passage entre fiction et SF s’est fait grâce à un Borges, à un Garcia ; des auteurs qui ont repris des thèmes déjà exploités en SF et qui les ont glissé ailleurs, dans un autre mode...
Parlons Borges, que vous citez au moment où le personnage principal parle de sa hantise du grand nombre…
Pierre parle de lui à cet instant, et pas vraiment de la hantise du grand nombre. Plutôt de la place de l’autre vis-à-vis de sa propre histoire. Cet individu se pose des questions sur sa situation allongée, devient un réceptacle de sa mémoire et se rend compte que nous sommes tous parasités par cette mémoire familiale, par une mémoire du passé. Et à quoi bon prolonger une mémoire qui ne nous appartient pas ? Que transmettre à nos enfants de nouveau, qui ne soit pas une stricte continuation du passé ? Lorsque l’on a des enfants, on leur donne tant de fantômes…
C’est la psychogénéalogie qui permet de dépasser tout ça…
Alors peut-être que mes personnages en auraient besoin !
Qu’est-ce que vous aimeriez transmettre à vos enfants ?
Je n’aimerais pas leur transmettre mes défauts, c’est évident. Je veux simplement qu’ils puissent construire leurs propres vies, s’ils pouvaient être bêtement heureux… S’ils pouvaient comprendre qu’il est possible à tous de construire des choses ! Oui, ce que j’aimerais leur donner, c’est simplement l’envie d’être heureux. Je ne peux pas leur transmettre le bonheur, mais le désir de rester conformes à qui ils sont, de poursuivre leurs objectifs personnels.
Ce désir de s’allonger et de ne plus bouger ?
C’est se mettre en cure, une cure de l’ouverture. Surmonter les fantômes du passé n’est possible que dans ce moment-là. Pierre n’est pas dans le refus, il n’est pas coupé du monde contrairement à ce que l’on peut penser… Et puis en fait, peut-être qu’il n’existe pas ! Peut-être que la situation est inventée par son épouse ! On ne sait pas s’il est vraiment là. C’est ce que j’ai essayé de raconter dans le dénouement… Cette suspension d’activité n’est que le moyen qui permet de revenir sur soi. L’action n’est pas que théâtrale. Pour moi, Pierre devait ne plus être là pour vivre des choses, pour vivre un présent et surtout un passé.
Vous construisez le livre sur deux modes : intérieur (la perception de Pierre sur le monde) et extérieur (le regard du monde sur Pierre).
Selon mes premières idées, seul le regard extérieur devait intervenir… Mais cette appréhension m’a semblé assez limitée au bout d’un moment. J’ai donc employé le Il, le Je, et cela m’a permis d’avoir plusieurs points de vue qui virevoltent, qui entrent et qui sortent de Pierre.
J’ai légèrement changé de projet en cours de route, mais je ne prévois jamais rien heureusement… Un livre se travaille et se retravaille sur le temps… Le projet évolue toujours. Je ne veux pas écrire de manière programmatique ; et L’effacement du monde n’a pas vraiment déterminé les orientations de Chambre avec gisant même si l’ensemble aurait finalement pu constituer un seul gros livre.
Rupture ou continuité avec L’effacement du monde ?
Les deux ! Mais le premier est beaucoup plus passif que le second. Dans Chambre avec gisant, mon personnage choisit de « s’effacer »… Pierre a une volonté, que l’on ne comprend pas, mais une volonté.
Tous deux s’effacent par le mot. Vous-même, vous travaillez dans la communication, avec les mots puisque vous êtes dans la radio. Un exorcisme ?
Non, je ne pense pas. De plus, pour moi, la radio n’est pas vraiment un moyen de communication. Même si j’y fais aussi des interviews. Mais je rencontre tant de gens avec qui je n’arrive pas à dire grand-chose… parfois il n’y a aucune communication ! Parler avec des gens, ça n’est pas communiquer !
Malgré tout, Pierre parvient à communiquer avec ses enfants autrement que verbalement.
Ils restent connectés à lui, mais plus ils grandissent et plus ils intègrent des normes de communication. Le parler est bloqué. Vis à vis d’Hélène, Pierre dit quelque chose en ne disant rien. On peut se passer des mots pour dire des choses, vous savez !
Oui, enfin j’aurais du mal à vous interviewer par gestes…
Pierre ne s’y prend pas de la bonne façon sans doute.
Hélène est un personnage extraordinaire…
C’est ce que l’on me dit souvent. Pourquoi n’a-t-elle pas mis le feu au lit avant ?
Et pourquoi son agressivité se manifeste-t-elle si tard ?
Elle est un personnage infiniment respectueux, elle tente d’être dans la compréhension plus que dans le jugement. Et elle perd patience et douceur à deux moments, elle s’énerve lors de la scène du cutter et lorsqu’elle tire le lit de Pierre sous la fenêtre pour qu’il prenne froid. Elle se doit d’exploser, mais dirige sa violence contre elle au final… il est tellement difficile d’exprimer une agressivité contre quelqu’un qui est dans la vulnérabilité, dans la faiblesse… Elle lui montre par la même occasion jusqu’où elle est capable d’aller…
Il me semble d’ailleurs qu’elle est plus vexée de n’avoir su anticiper la réaction de Pierre, que par la réaction elle-même…
Tout à fait. Je voulais simplement dire que dans tout couple subsiste des zones d’ombre sur l’autre, et que cela est parfois difficile à admettre… Il existe une nécessité pour chacun de se cacher certaines choses, et le couple essaie d’occulter cette nécessité là… heureusement qu’il y a du secret entre deux êtres ! On essaie trop de masquer la non-connaissance que l’on a de l’autre, de l’occulter ! Et l’on s’étonne presque plus ensuite de notre non-compréhension à nous vis à vis de l’autre, de notre incapacité à prévoir ses réactions, que de la part qui peut nous être voilée pour des raisons X ou Y. Cette zone de friction est pourtant bonne entre deux individus qui se connaissent parfaitement, même si cela est flippant !
Pierre redevient un enfant en se couchant et en refusant la vie de tous les jours… Un syndrome de Peter Pan ?
Ça me plaît, comme concept !
Vous êtes un peu un Peter Pan ?
Oui, il m’arrive fréquemment de me demander si j’ai vraiment grandi… Je n’ai pas peur de grandir, mais il y a un moment où l’on réalise que le monde est complexe, et que cette complexité est exponentielle… normal que l’on ait peur ! Je suis passé par des phases où je ne voulais pas grandir, je constate aujourd’hui la même chose chez mes enfants. On a envie de rester à des choses connues et rassurantes. On a pas envie de comprendre plus, c’est si souvent tellement compliqué !
Mais grandir, c’est aussi s’empêcher d’avancer, d’aller plus loin, de comprendre plus de choses…
Effectivement. Pierre peut être considéré comme un enfant parce qu’il est dans la dépendance. En revanche, s’il n’était pas dans cet état, il ne pourrait faire ressurgir tous les fantômes de son passé, avec qui il a des compte à régler… Il ne pourrait pas appréhender la réalité qui l’envahit autrement.
Pierre n’a plus de désir ? Vous parlez ici, non pas d’effacement du monde, mais d’effacement du désir il me semble…
Non, l’effacement du désir a eu lieu avant. C’est avant que Pierre a tout perdu, et c’est la raison pour laquelle il s’allonge. Il abandonne. Il a besoin de recharger les batteries, lui-aussi…
Vous brouillez les pistes en disant que l’histoire est peut-être une simple création de l’imaginaire d’Hélène, ou de Pierre lui-même...
Au lecteur de décider. Encore une fois, rien de programmatique. Comme dans le premier, j’avais envie d’une fin qui laisse chacun libre de décider l’issue (maladie mentale, SF, etc.). Je n’ai pas envie de trancher, j’ai envie de libérer le regard porté sur mes livres… J’ai envie que le lecteur se sente libre de conclure lui-même… Alors il est vrai que, dans L’effacement du monde, le long monologue d’Hélène offre deux alternatives plus précises… que je vous laisse découvrir et choisir.
Zone Littéraire correspondant
L'effacement du monde
Eric Pessan
Ed.
0 p / 0 €
ISBN:
Les débuts de l’histoire d’amour littéraire ?
Depuis toujours. Je ne me souviens pas des débuts, désolé… Information insuffisante ?
Oui !
Alors je peux simplement dire que d’aussi loin que je me souvienne, j’adore lire… J’ai commencé par la SF (on m’a passé une caisse entière de livres de SF, et j’ai commencé à les découvrir pour mon propre plaisir à peu près en 6e). Le passage entre fiction et SF s’est fait grâce à un Borges, à un Garcia ; des auteurs qui ont repris des thèmes déjà exploités en SF et qui les ont glissé ailleurs, dans un autre mode...
Parlons Borges, que vous citez au moment où le personnage principal parle de sa hantise du grand nombre…
Pierre parle de lui à cet instant, et pas vraiment de la hantise du grand nombre. Plutôt de la place de l’autre vis-à-vis de sa propre histoire. Cet individu se pose des questions sur sa situation allongée, devient un réceptacle de sa mémoire et se rend compte que nous sommes tous parasités par cette mémoire familiale, par une mémoire du passé. Et à quoi bon prolonger une mémoire qui ne nous appartient pas ? Que transmettre à nos enfants de nouveau, qui ne soit pas une stricte continuation du passé ? Lorsque l’on a des enfants, on leur donne tant de fantômes…
C’est la psychogénéalogie qui permet de dépasser tout ça…
Alors peut-être que mes personnages en auraient besoin !
Qu’est-ce que vous aimeriez transmettre à vos enfants ?
Je n’aimerais pas leur transmettre mes défauts, c’est évident. Je veux simplement qu’ils puissent construire leurs propres vies, s’ils pouvaient être bêtement heureux… S’ils pouvaient comprendre qu’il est possible à tous de construire des choses ! Oui, ce que j’aimerais leur donner, c’est simplement l’envie d’être heureux. Je ne peux pas leur transmettre le bonheur, mais le désir de rester conformes à qui ils sont, de poursuivre leurs objectifs personnels.
Ce désir de s’allonger et de ne plus bouger ?
C’est se mettre en cure, une cure de l’ouverture. Surmonter les fantômes du passé n’est possible que dans ce moment-là. Pierre n’est pas dans le refus, il n’est pas coupé du monde contrairement à ce que l’on peut penser… Et puis en fait, peut-être qu’il n’existe pas ! Peut-être que la situation est inventée par son épouse ! On ne sait pas s’il est vraiment là. C’est ce que j’ai essayé de raconter dans le dénouement… Cette suspension d’activité n’est que le moyen qui permet de revenir sur soi. L’action n’est pas que théâtrale. Pour moi, Pierre devait ne plus être là pour vivre des choses, pour vivre un présent et surtout un passé.
Vous construisez le livre sur deux modes : intérieur (la perception de Pierre sur le monde) et extérieur (le regard du monde sur Pierre).
Selon mes premières idées, seul le regard extérieur devait intervenir… Mais cette appréhension m’a semblé assez limitée au bout d’un moment. J’ai donc employé le Il, le Je, et cela m’a permis d’avoir plusieurs points de vue qui virevoltent, qui entrent et qui sortent de Pierre.
J’ai légèrement changé de projet en cours de route, mais je ne prévois jamais rien heureusement… Un livre se travaille et se retravaille sur le temps… Le projet évolue toujours. Je ne veux pas écrire de manière programmatique ; et L’effacement du monde n’a pas vraiment déterminé les orientations de Chambre avec gisant même si l’ensemble aurait finalement pu constituer un seul gros livre.
Rupture ou continuité avec L’effacement du monde ?
Les deux ! Mais le premier est beaucoup plus passif que le second. Dans Chambre avec gisant, mon personnage choisit de « s’effacer »… Pierre a une volonté, que l’on ne comprend pas, mais une volonté.
Tous deux s’effacent par le mot. Vous-même, vous travaillez dans la communication, avec les mots puisque vous êtes dans la radio. Un exorcisme ?
Non, je ne pense pas. De plus, pour moi, la radio n’est pas vraiment un moyen de communication. Même si j’y fais aussi des interviews. Mais je rencontre tant de gens avec qui je n’arrive pas à dire grand-chose… parfois il n’y a aucune communication ! Parler avec des gens, ça n’est pas communiquer !
Malgré tout, Pierre parvient à communiquer avec ses enfants autrement que verbalement.
Ils restent connectés à lui, mais plus ils grandissent et plus ils intègrent des normes de communication. Le parler est bloqué. Vis à vis d’Hélène, Pierre dit quelque chose en ne disant rien. On peut se passer des mots pour dire des choses, vous savez !
Oui, enfin j’aurais du mal à vous interviewer par gestes…
Pierre ne s’y prend pas de la bonne façon sans doute.
Hélène est un personnage extraordinaire…
C’est ce que l’on me dit souvent. Pourquoi n’a-t-elle pas mis le feu au lit avant ?
Et pourquoi son agressivité se manifeste-t-elle si tard ?
Elle est un personnage infiniment respectueux, elle tente d’être dans la compréhension plus que dans le jugement. Et elle perd patience et douceur à deux moments, elle s’énerve lors de la scène du cutter et lorsqu’elle tire le lit de Pierre sous la fenêtre pour qu’il prenne froid. Elle se doit d’exploser, mais dirige sa violence contre elle au final… il est tellement difficile d’exprimer une agressivité contre quelqu’un qui est dans la vulnérabilité, dans la faiblesse… Elle lui montre par la même occasion jusqu’où elle est capable d’aller…
Il me semble d’ailleurs qu’elle est plus vexée de n’avoir su anticiper la réaction de Pierre, que par la réaction elle-même…
Tout à fait. Je voulais simplement dire que dans tout couple subsiste des zones d’ombre sur l’autre, et que cela est parfois difficile à admettre… Il existe une nécessité pour chacun de se cacher certaines choses, et le couple essaie d’occulter cette nécessité là… heureusement qu’il y a du secret entre deux êtres ! On essaie trop de masquer la non-connaissance que l’on a de l’autre, de l’occulter ! Et l’on s’étonne presque plus ensuite de notre non-compréhension à nous vis à vis de l’autre, de notre incapacité à prévoir ses réactions, que de la part qui peut nous être voilée pour des raisons X ou Y. Cette zone de friction est pourtant bonne entre deux individus qui se connaissent parfaitement, même si cela est flippant !
Pierre redevient un enfant en se couchant et en refusant la vie de tous les jours… Un syndrome de Peter Pan ?
Ça me plaît, comme concept !
Vous êtes un peu un Peter Pan ?
Oui, il m’arrive fréquemment de me demander si j’ai vraiment grandi… Je n’ai pas peur de grandir, mais il y a un moment où l’on réalise que le monde est complexe, et que cette complexité est exponentielle… normal que l’on ait peur ! Je suis passé par des phases où je ne voulais pas grandir, je constate aujourd’hui la même chose chez mes enfants. On a envie de rester à des choses connues et rassurantes. On a pas envie de comprendre plus, c’est si souvent tellement compliqué !
Mais grandir, c’est aussi s’empêcher d’avancer, d’aller plus loin, de comprendre plus de choses…
Effectivement. Pierre peut être considéré comme un enfant parce qu’il est dans la dépendance. En revanche, s’il n’était pas dans cet état, il ne pourrait faire ressurgir tous les fantômes de son passé, avec qui il a des compte à régler… Il ne pourrait pas appréhender la réalité qui l’envahit autrement.
Pierre n’a plus de désir ? Vous parlez ici, non pas d’effacement du monde, mais d’effacement du désir il me semble…
Non, l’effacement du désir a eu lieu avant. C’est avant que Pierre a tout perdu, et c’est la raison pour laquelle il s’allonge. Il abandonne. Il a besoin de recharger les batteries, lui-aussi…
Vous brouillez les pistes en disant que l’histoire est peut-être une simple création de l’imaginaire d’Hélène, ou de Pierre lui-même...
Au lecteur de décider. Encore une fois, rien de programmatique. Comme dans le premier, j’avais envie d’une fin qui laisse chacun libre de décider l’issue (maladie mentale, SF, etc.). Je n’ai pas envie de trancher, j’ai envie de libérer le regard porté sur mes livres… J’ai envie que le lecteur se sente libre de conclure lui-même… Alors il est vrai que, dans L’effacement du monde, le long monologue d’Hélène offre deux alternatives plus précises… que je vous laisse découvrir et choisir.
Zone Littéraire correspondant
L'effacement du monde
Eric Pessan
Ed.
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Last modified onlundi, 11 mai 2009 21:56
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