Certes la caricature est facile. Mais toute qualité littéraire mise à part - certains romans "de terroir" sont d’excellente facture - le côté suranné de certains pitchs est tout de même hilarant. Prenez celui de la Tresse de Jeanne, qui narre la vie des pourvoyeurs d’oignons roses en Bretagne… Lisez plutôt : « En 1905, le père de Jeanne est de ceux-là. Lorsque en novembre, le bateau à vapeur l’Hilda, avec à son bord des johnnies, sombre au large de Saint-Malo, la vie de la fillette s’écroule. Mais l’année de ses seize ans, elle décide de partir à sa recherche. Pour cela, elle veut reprendre le travail de son père ; (…) La jeune fille sacrifie sa longue tresse et s’habille en homme pour mener son enquête qui va la conduire de Roscoff à Saint-Malo ». Orpheline + oignons roses, on peut difficilement faire plus lacrymal. Paradis perdu Tout cela fleure bon le Pernaud Jean-Pierre ou le Pernod Ricard, c’est selon. Les héros sont pauvres ou déclassés travaillent dans des métiers ataviques et exotiques : rémouleur, ferblantier… Sagas bourgeoises, épopées intercommunales, le succès de ces romans régionalistes ou de terroir, le terme varie selon les interlocuteurs, en dit surtout long sur le lectorat. Passéiste, voire poussiéreux selon les détracteurs du genre, ces romans sont corps et âmes des utopies : une sorte de panthéisme littéraire, où le paysan est la terre et la terre est paysanne. En une conception finalement très rousseauiste, et complètement idéalisée, de la vie au contact de la nature matricielle : une sorte de mythologie païenne. Nombreux sont les universitaires de province ou les journalistes qui se lancent dans l’édition de ces romans souvent très documentés. « Aujourd'hui, la très grande majorité des romans de terroir évoque l'époque où être paysan était un "état" et non pas un "métier" […]. La vision d'une société rurale vivant au rythme du travail de la terre, auto-suffisante, reproduisant une organisation sociale peu perméable aux changements extérieurs habite beaucoup d'œuvres », selon un document du Conseil général de Maine&Loire.; On ne peut même pas parler de nostalgie, plus d’une aspiration presque réactionnaire à une simplicité rêvée. Soumission au destin, à la famille, au climat… en un parfait antidote à la mondialisation et à la déshumanisation qu’elle entraîne. Il s’agit donc plus d’une fuite face à une modernité jugée trop complexe. Pour autant le roman régionaliste, au-delà de quelques fiertés indépendantistes sous-jacentes, a pratiquement été vidé de tout contenu politique : le pétainisme et sa traine nauséabonde sont passés par là. En revanche, tout patriotisme n’est pas à écarter : le rapport d’haine/admiration que nous entretenons avec notre pays – l’autodénigrement est une notion progressiste en France – est absent de cette littérature. Qui pourrait pour le coup être taxée d’identitaire. « C’est plutôt une recherche d’authenticité, beaucoup de gens y sont sensibles, d’autant qu’il y a eu une rupture dans la transmission des savoirs, c’est une partie de mon rôle d’écrivain. Les accusations de pétainisme sont ridicules ! », s’insurge Patrick Breuzé journaliste et auteur à Terre de France. Ce n’est pas Denis Tillinac qui le contredira : ce vrai pote de Chirac, notre grand malaxeur de croupes rurales devant l’éternel, est membre du Cercle de Brive, un collectif d’écrivains du cru. Ce qui fait dire que le régionalisme est plutôt soluble dans le gaullisme vicinal. Question de valeurs. « Un pays sans passé est un pays sans avenir, résume Jeannine Balland, directrice éditoriale de Terre de France, qui reconnait à demi-mot une certaine forme de nostalgie. Sillons fertiles Une chose est sure, le terroir ça rapporte. Le lectorat, majoritairement féminin et âgé, est particulièrement fidèle. « On n’a pas les honneurs, on a les lecteurs, s’amuse Patrick Breuzé, pas un livre de Terre de France se vend à moins de 5 000 ou 6 000 exemplaires. » Ce que confirme Jeannine Balland, qui avance le tirage moyen de 8 000 à 25 000 exemplaires. Pas mal pour des premières éditions, d’autant qu’il faut ajouter à ce chiffre les diffusions assurées par France Loisirs ou le Grand livre du mois, qui là font carrément exploser les compteurs. « J’ai vendu 25 000 exemplaires de mon premier roman Le Silence des glaces, auxquels il faut ajouter 8 000 livres de poche, et 22 000 du second. J’ai également eu la chance d’être publié par le Reader’s digest au côté de John Grisham : 180 000 exemplaires ! N’oublions pas que des gens comme Jean Anglade ne vendent pas moins de 50 000 à 60 000 exemplaires !», analyse Patrick Breuzé. Malgré sa complète invisibilité médiatique au niveau national, le secteur se porte donc très bien, merci pour lui. Et les auteurs ? A Terre de France, la rémunération se fait selon un barème assez classique avec un pourcentage croissant en fonction des ventes : 8 % en dessous de 10 000 exemplaires, 14 % au-delà de 20 000, et 12 % pour un tirage intermédiaire. Patrick Breuzé estime qu’il faut six à sept romans bien vendus pour pouvoir en vivre… Du propre aveu de Jeannine Balland, les à-valoir versés aux auteurs sont plutôt importants. Terre de France gère un pool d’une trentaine d’auteurs pour un chiffre d’affaires total… confidentiel. A raison d’un vingtaine d’euros pour un livre en première édition, faites vous-même le calcul. L’argent est toujours le nerf de la guerre, fut-elle des boutons, entre les presses de la Cité, Robert Laffont et Belfond. Pour méprisé qu’il soit par les médias, le sillon de la ruralité est donc florissant. D’autant que les relais de prescription sont complètement différents et, en un sens, beaucoup plus puissants que dans la littérature "mainstream" : PQR (Dauphiné Libéré, Ouest France, Dernières nouvelles d’Alsace), libraires du cru, proximité des auteurs… Il n’y a guère que l’Ile de France et la Côte d’Azur, « plus parisianiste que les parisiens », sourit Jeannine Balland, qui soient complètement insensibles au genre. Nord, Est, Ouest, Sud-Ouest : la fibre locale résonne partout en France. Cocorico.
Laurent Simon
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