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La Chine et le Tibet : deux �crivaines et deux visions
La premi�re, Wang Anyi est chinoise. N�e en 1954, elle est encore enfant lorsque ses parents sont victimes de la R�volution Culturelle. Elle se r�fugie alors dans la lecture des grands �crivains chinois et �trangers. Depuis la parution de ses premiers textes en 1976, elle ne cesse d'�crire. Son dernier roman Le Chant des regrets �ternels vient d'�tre traduit en fran�ais pour la premi�re fois (Ed. Philippe Picquier).
La deuxi�me, Claude B. Levenson est fran�aise mais vit en Suisse. Interpr�te et journaliste, elle voyage en Asie et en Am�rique Latine. En 1984, sa rencontre avec le Dalai Lama et le Tibet la marquent profond�ment et l'am�nent � s'engager dans la d�fense de cette cause. Depuis, elle a publi� plusieurs ouvrages sur le sujet dont l'An prochain � Lhassa.
Deux �crivains qui voyagent chacune � leurs mani�res...
Zone - Vous empruntez le titre de votre roman le chant des regrets �ternels au po�te chinois du IX�me si�cle Bai Juyi. Qu'est-ce qui a motiv� ce choix ?
Wang Anyi Le Chant des regrets �ternels est tr�s c�l�bre en Chine. C'est un grand conte populaire qui retrace l'Histoire ancestrale du pays. Il raconte la vie d'un roi qui avait de nombreuses concubines. Parmi elles, il en �tait une qu'il aimait plus que les autres. A cause d'elle, il se mit � n�gliger ses fonctions politiques. Ses ministres, qui virent l� une opportunit� de le manipuler, le menac�rent de ne plus le servir s'il ne faisait pas tuer sa favorite. Dans un premier temps, le roi refusa. Puis finit par s'y r�soudre et envoya l'un de ses soldats assassiner la jeune femme. Cependant, mon roman n'a aucun lien avec ce r�cit. Je raconte une histoire de la vie quotidienne, alors que le po�te Bai Juyi a �crit une grande fresque populaire. En reprenant son titre, j'ai simplement voulu rendre hommage � ce po�me que j'aime particuli�rement et rappeler ma source d'inspiration.
Zone - Vous commencez votre livre par une description tr�s intimiste de la ville de Shanghai, ses ruelles myst�rieuses, ses rumeurs, ses jeunes filles... et faites appara�tre votre h�ro�ne au sixi�me chapitre seulement. Pourquoi avoir retard� de la sorte son apparition ?
WA J'ai cherch� � planter le d�cor du roman d'abord, de sorte � le rendre r�aliste et vivant. Il �tait important pour moi de pr�parer minutieusement l'entr�e en sc�ne de Wang Ts'iyo car non seulement elle est l'h�ro�ne de l'histoire, mais c'est aussi un personnage complexe. C'est pourquoi, je ne voulais pas que son apparition soit trop simple et trop rapide.
Zone - Vous suivez Wang Ts'iyo, votre h�ro�ne, du sortir de l'adolescence � l'arriv�e � l'�ge adulte de sa fille. Son destin se fond � la celui de la ville de Shanghai et de la Chine des ann�es 1949 � 1980. Etait-ce pour vous une mani�re de signifier que Wang Ts'iyo est le produit d'un lieu et des bouleversements de son �poque et qu'elle ne pouvait �chapper � son destin ?
WA Beaucoup de gens on v�cu cette �poque et leur destin n'a pas �t� le m�me pour autant. Le destin de Wang Ts'iyo est le sien propre. Elle a �videmment �t� influenc�e par le Shanghai de cette �poque, mais elle est n�anmoins responsable de ses choix. Une autre personne confront�e aux m�mes �v�nements n'aurait s�rement pas fait les m�mes. C'est une question de caract�re et je ne pense pas que Wang Ts'iyo soit d�termin�e par son temps.
Zone - Il y a un passage dans votre livre o� vous parlez de ces visages qui � racontent toujours la m�me histoire, celle de mille personnes aux mille visages qui agissent � l'unisson �. Est-ce qu'elle traduit votre vision de la Chine ?
WACette phrase est assez difficile � r�sumer et � expliquer en dehors de son contexte. Cependant, je pense que si l'on fait abstraction du lieu o� l'on vit, le destin de chaque personne est � peu de choses pr�s le m�me pour tout le monde, les m�mes questions se posent. Ce n'est pas sp�cifiquement une vision de la Chine et des Chinois, mais plut�t une vision de l'humanit�.
Zone - Est-il encore difficile voire dangereux d'�tre �crivain en Chine aujourd'hui ?
WA J'ai commenc� � �crire dans les ann�es 80, � l'�poque o� la Chine commen�ait � se tourner vers l'ext�rieur. J'ai eu cette chance que n'ont pas eu les �crivains des g�n�rations pr�c�dentes. Vingt ans apr�s, cette ouverture s'est acc�l�r�e offrant aux auteurs une plus grande libert� d'expression ainsi qu'une pluralit� de l'information. Mais cela a aussi permis � un march� de se d�velopper. Cette contrainte �conomique forte est venue remplacer celle de la censure. C'est avec cela que nous devons composer aujourd'hui. Cependant, la modernisation de la Chine et son entr�e dans l'�conomie de march� cr�ent aussi une inqui�tude chez les gens. Les Chinois ne peuvent plus se r�f�rer � une vision stable du monde et perdent le sens de ce qu'est le bonheur.
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Zone - Claude B. Levenson, cela fait plus de vingt ans que vous d�fendez, � travers vos �crits, la cause tib�taine. Quel a �t� le d�clencheur de votre engagement ?
Claude Levenson Cela a commenc� par un int�r�t livresque et purement intellectuel. En effet j'ai �tudi� l'Inde et ses religions ainsi que le sanskrit. Puis, j'ai eu la chance de rencontrer le Dala�-lama � une �poque o� peu de monde encore s'int�ressait � lui. C'�tait en 1981, lors de sa premi�re visite � Paris, Jacques Chirac l'avait re�u lorsqu'il �tait maire. A la conf�rence de presse qui s'ensuivit, nous n'�tions que trois journalistes dont mon mari et moi. C'�tait tr�s intime et une autre relation a pu s'�tablir.
En 1984, nous sommes all�s pour la premi�re fois au Tibet. Ce voyage a �t� une v�ritable rencontre avec le Tibet et les tib�tains. La ville de Lhassa �tait encore une ville tib�taine. Elle correspondait � l'image des r�cits des voyageurs. Il y avait beaucoup de p�lerins, les Tib�tains �taient tr�s ouverts. Par ailleurs, le Tibet est un tr�s beau pays : un tr�s haut plateau perch� � 4000 m�tres d'altitude recouvert des plus belles montagnes du monde et d'un ciel profond. C'est un espace, un silence qui d�tend et pousse � la r�flexion.
Au contact des gens, j'ai �t� frapp�e par l'omnipr�sence du Dala�-lama. Il est �tonnant de constater qu'un homme qui a quitt� son pays depuis 25 ans repr�sente pourtant le socle de son identit�. Un tel lien entre un peuple et son dirigeant se rencontre rarement. Peu � peu, j'ai pris conscience que le Tibet canalise tous les probl�mes que le monde conna�t aujourd'hui. D'abord la question des droits de l'homme : un pays envahi par son voisin plus puissant et par l� m�me l'injustice de la politique internationale. Aucun pays ne souhaite intervenir car le Tibet est le br�lot de la Chine. Enfin, c'est le ch�teau d'eau de l'Asie. Tous les grands fleuves y prennent leur source. Mon engagement �tait logique et puis le Tibet m'a fait le cadeau de ses beaut�s, cela aide � vivre...
Zone - Votre roman L'An prochain � Lhassa est consacr� � des t�moignages d'exil�s dont vous racontez le parcours. Etant donn� les implications politiques et le caract�re douloureux du sujet, vous �tes-vous impos�e des r�gles au moment de l��crire ?
CL J'ai essay� de respecter la v�rit� des t�moignages de ces personnes qui ont accept� de se confier. J'ai t�ch� de faire partager aux lecteurs ce qu'ils avaient � dire. J'ai aussi voulu leur donner � r�fl�chir sur ce qu'endurent ces exil�s, et pour quelles raisons. Il me semble important dans notre monde de violence de montrer qu'il existe des gens qui choisissent d'autres modes de lutte pour le respect d'eux-m�mes et de leur libert�.
Zone - Le titre de votre roman L'An prochain � Lhassa sugg�re l'id�e que ceux qui ont choisi l'exil reviendront pour �tre libres. Est-ce une conviction profonde, un espoir auquel s'accrocher ou une utopie ?
CL Il n'y a que les utopies qui se r�alisent, m�me si elles peuvent parfois �tre dangereuses. C'est un espoir. L'an prochain, c'est l'an prochain. Peut-�tre pas pour cette g�n�ration mais pour les suivantes. La lutte continue et continuera, mais ces exil�s retourneront � Lhassa. M�me coup� de Lhassa, lorsque l'on sait que l'on vient de l�, la m�moire reste et se transmet. Cela malgr� l'exp�rience douloureuse de l'exil.
Zone - Quelle la situation du Tibet en 2006 ?
CL Elle est difficile et ne s'am�liore pas. Dans la r�gion autonome du Tibet, c'est � dire la moiti� du territoire historique du Tibet, les enclaves tib�taines sont quasiment noy�es dans la population chinoise. On assiste � une colonisation classique par le truchement de l'envoi de colons et une occupation des territoires au profit du centre colonisateur. Ici, la r�pression politique est beaucoup plus forte que dans l'est du pays.
La question tib�taine fait tr�s peur � la Chine � cause de l'�cho international qu'elle suscite. La stature du Dala�-lama y est pour beaucoup. Les dissidents chinois en ont pris conscience depuis un certain nombre d'ann�es. Certains sont en contact avec les Tib�tains exil�s et ont pris fait et cause pour eux. De m�me, les jeunes Chinois qui partent �tudier en occident d�couvrent cette question telle que nous la concevons. En effet, � l'�cole on leur enseigne que le Tibet appartient � la Chine sans rien ajouter. Les Tib�tains craignent cette omnipr�sence chinoise de plus en plus pesante, parce que militaire. Rationnellement, il n'y a aucune raison d'esp�rer, mais aucune cause n'est perdue tant que l'on ne la laisse pas sombrer. L'essentiel est de pr�server cette culture et ne pas la laisser mourir. Propos recueillis par Doreen Bodin
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