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La meilleure part de la rentr�e
� Tu sais, tout �a, toute cette joie, la communaut�, baiser, danser, la politique et ce go�t qui reste� C��tait l�impression d��tre la bonne part de l��poque, les h�t�ros, les gauchistes, les intellos, les femmes, tout le monde �tait trop triste, ces ann�es-l�, il n�y avait rien de fusionnel, � part la famine en Afrique et Nelson Mandela. Nous, il nous suffisait de faire ce qu�on voulait, ce qu�on d�sirait, et c��tait � la fois bon, beau et vrai. � Un peu plus tard, les choses ont chang�. La maladie a d�gris� tous ceux qui s��taient laiss�s enivrer par la chaleur cr�pusculaire des ann�es 1980. M�me le vocabulaire s�est transform�.
Les mots � insouciance �, � joie � et � libert� � ont laiss� place aux abr�viations � VIH �, � LAV � et � AZT �. Cette �poque charni�re, Tristan Garcia a choisi d�en faire la toile de fond de son premier roman. Sur le devant de la sc�ne, quatre personnages : Willie, Doum�, Leibo et Liz. En coulisses, le jeune auteur dirige leurs exc�s et leurs frustrations d�une plume incisive, d�voilant peu � peu La meilleure part des hommes. Rencontre.
Pourriez-vous vous pr�senter en quelques mots pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas ?
J�ai vingt-sept ans, j�ai fait de longues �tudes, j�habite maintenant � Paris, je n�ai pas d�emploi pour le moment, mais j�ai donn� des cours � la fac et je vais sans doute en redonner un jour ou l�autre.
� un moment, j�ai essay� de faire du cin�ma ; je dessine (je fais un peu de bande dessin�e) ; j�ai fini une th�se de philosophie et je tente de m�int�resser au plus de choses possible.
Quand avez-vous commenc� � �crire et qu��criviez-vous alors ?
J��cris et je dessine depuis que je sais le faire ; j��tais attir� par les formes po�tiques, mais apr�s l�adolescence j�ai commenc� � construire des r�cits plus longs et plus lisibles. J�ai r�dig� pas mal de science-fiction, du fantastique, un r�cit picaresque, un roman sentimental, comme je pouvais.
Pouvez-vous nous parler de la gen�se de La meilleure part des
hommes ?
J�ai �crit ce texte il y a un peu plus de deux ans, assez rapidement. C��tait un essai, parmi d�autres, pour r�aliser une fresque d��poque assez classique, qui serait � la fois un roman d�id�es (incarn�es) et une sorte de fable morale sur le pass� proche. C��tait en partie une r�action � l�autofiction alors dominante (�crire pour conna�tre plut�t que pour s�exprimer, donc) et en partie une tentative pour appr�hender le temps collectif qui s��coule autrement qu�en historien du pass� ou qu�en journaliste du pr�sent, de l�actualit�. Je n�avais pas envie, alors, de faire du style, et en r�duisant l��criture � un minimum de pr�tentions, j�ai r�dig� cette histoire.
Qu�est-ce qui vous a pouss� � envoyer ce manuscrit aux maisons d��dition ? Pensiez-vous qu�il aurait plus de chance qu�un autre d��tre publi� ?
Celui-ci �tait plus court, et je l�ai envoy� � quatre ou cinq maisons d��dition. Gallimard est la seule � avoir r�pondu. Ils lisent les manuscrits, m�me si �a peut �tre long et qu�il y a sans doute aussi une part de chance.
Vous avez grandi dans les ann�es 1990, pourquoi avoir choisi les ann�es 1980 comme toile de fond de votre premier roman ?
Les ann�es quatre-vingt forment un mur qui s�pare les gens de mon �ge de tout ce qui a pu arriver de bien, de fort apr�s-guerre, puis dans les ann�es soixante et soixante-dix, c�est comme �a. Ceci dit, le roman se passe beaucoup plus dans les ann�es quatre-vingt-dix, en tant qu�elles h�ritent de tout ce qui venait juste de changer.
Vous avez d�clar� ne pas avoir fait de recherches pour �crire ce roman. D�o� viennent vos connaissances du milieu gay des ann�es 1980?
Je n�ai pas fait de recherches � la Zola ou du type de celles qu�un Truman Capote ou qu�un Albert Londres pouvaient entreprendre ! Ce n�est ni un roman r�aliste, ni un roman d�investigation, ni une �uvre de journaliste. J�ai simplement essay� de ne pas dire trop de b�tises m�dicales ; pour le reste, il suffit d�humer encore un peu l�air du temps, d��tre sensible aux d�bats, aux querelles, aux images pour reconstituer par l�imagination des destins, des prises de position, des attitudes qui rel�vent d�un pass� tout de m�me tr�s proche. En ce qui concerne la � communaut� � gay (m�me si le terme est r�ducteur), elle n��tait pas si ferm�e que �a : beaucoup d��v�nements qui s�y produisaient �taient publics, et beaucoup de repr�sentations ou d�id�es qui y naissaient se diffusaient ensuite rapidement (dans l�esth�tique publicitaire, dans la litt�rature, dans les tics de langage, dans les modes vestimentaires, dans les attitudes, dans les musiques�). Il suffisait d�ouvrir les yeux.
Certains pensent avoir reconnu des personnes r�elles derri�re les trois personnages masculins de votre roman. Les noms d�Alain Finkielkraut, Didier Lestrade et Guillaume Dustan ont circul�. Qu�en est-il vraiment ?
Ce n�est pas un roman � cl�s. Les personnages assument juste, � un moment donn�, des positions, dans le d�bat d�id�es, que certaines personnes r�elles, multiples, ont elles-m�mes d�fendues pour de vrai.
Quelqu�un comme Alain Finkielkraut, par exemple, n�a jamais �t� mao�ste, au contraire du personnage de Leibowitz dans le livre ; il a un parcours politique beaucoup plus stable, il ne vient pas de l�extr�me gauche, et il n�est pas all� jusqu�au n�o-conservatisme. De plus, il a tr�s peu parl� de la question gay ; donc, une fois pour toutes, ce n�est pas lui, �a ne veut rien dire. Simplement, comme d�autres de sa g�n�ration, il a � une �poque �crit des essais qui prenaient le contre-pied d�une certaine modernit� autoproclam�e, qui remettaient en cause les id�es subversives minoritaires qui lui semblaient �tre devenues majoritaires, etc. Le personnage de Leibowitz, dans le roman, d�fend donc une position similaire ; mais il n�y a l� qu�un profil, public, qui peut rappeler vaguement celui d�Alain Finkielkraut, de Pascal Bruckner, mais aussi de Luc Ferry ou d�Alain Renaut. Le reste peut tout aussi bien �voquer vaguement d�autres intellectuels m�diatiques de l��poque. Quant � Guillaume Dustan, ses origines sociales et sa culture, son �ducation n�ont rien de comparable avec celles du personnage de William Miller : Dustan venait d�un milieu plut�t ais�, il a fait de bonnes �tudes, il �tait savant sur bien des points ; le personnage de Miller vient de pas grand-chose, familialement, culturellement, et il y retournera. Cela n�a rien � voir. L�int�r�t est simplement que Miller, comme Leibowitz, adopte un point de vue, d�fend publiquement des id�es, � un moment donn�, que certains ont vraiment port�es dans le d�bat public (qui n�a rien � voir, en l�occurrence, avec la vie priv�e) ; dans le cas de Miller, ce sont toutes les id�es autour du � bareback � (sexualit� volontairement non prot�g�e, irresponsabilit� assum�e), qu�a pr�n� pendant quelques ann�es Dustan, effectivement. Certains, alors, ont cru pouvoir identifier des id�es, des postures publiques � des personnes priv�es, ce qui para�t assez r�ducteur. Enfin, le roman est parfaitement lisible par quelqu�un qui n�aurait aucune sorte de
connaissance de ces d�bats, de ces personnes, et qui ne s�attacherait
qu�aux personnages, existant par eux-m�mes, et c�est bien mieux ainsi. On sait bien que le temps passant, on oublie toujours les personnes, et qu�il ne reste jamais dans les m�moires que des personnages�
Aujourd�hui, quel regard portez-vous sur la g�n�ration des � ann�es sida � ? Que sont devenus les principaux acteurs de cette �poque ?
Je suis assez mal plac� pour en parler, et des militants le feraient mieux que moi. Le terme d�� ann�es sida � me para�t plut�t mal choisi: l��diteur l�a plac� sur le bandeau, et je ne suis pas vraiment d�accord. Cela laisse entendre qu�il y a eu des � ann�es Sida � dont nous serions sortis ; c�est loin d��tre le cas.
Si vous ne deviez citer qu�un seul livre, un seul film, une seule chanson et une seule personnalit�, quels sont ceux qui, � vos yeux, symbolisent le mieux les ann�es 1980 ?
Une chanson, que je trouve assez mauvaise d�ailleurs, ce serait �Eighties� de Killing Joke (qui est pourtant un bon groupe) : �I�m living in the eighties/I push, I struggle/By day we run by night
we dance �. Aussi et surtout parce que le riff fut piqu� et recycl� par Kurt Cobain pour Come As You Are, qui enterre ces ann�es-l� : � As an old memoria, memoria, memoria�� Un film, ce serait peut-�tre Conversation secr�te de Coppola, qui est une �uvre du milieu des ann�es soixante-dix mais dont les th�mes, sur la parano�a, la confusion politique, la solitude urbaine, et l�esth�tique (n�ons, stores v�nitiens, entrep�ts, d�cors qui pr�figurent les clips comme celui de Bad, par Michael Jackson) annoncent largement la d�cennie � venir. Par ailleurs, c�est peut-�tre le plus beau Coppola� Et puis il y a Gene Hackman ! Un livre, ce serait celui de Felix Guattari, qui �crivait avec Deleuze et tenta plusieurs exp�riences radicales pour repenser la psychiatrie : Les Ann�es d�hiver, qui couvrent la p�riode 1980-1985 ; c�est un t�moignage direct sur la mani�re dont les grands intellectuels porteurs des id�es de la contre-culture ont v�cu les ann�es quatre-vingt sans les comprendre en p�riode d�hibernation, comme un repli, un recul et l�amorce d�un d�sert. Une personnalit� Disons � le chef d��tat des-ann�es-quatre-vingt �, une sorte d�image de synth�se assez effrayante qui associerait Reagan, Thatcher, Kohl, Mitterand, Craxi, Mulroney : ils paraissaient tr�s diff�rents, mais avec le temps, leur �uvre tend � se confondre (amorce de privatisations, changement de rapport � la fiscalit�, go�t pour l�image, embourbement dans des affaires de corruption, amiti�s priv�es pour des personnalit�s infr�quentables, fin de la guerre froide, d�fense des droits de l�homme et en m�me temps engagement dans des guerres � locales �). Appara�t alors une grande figure des ann�es quatre-vingt, celle du � membre du G7 �, un homme politique de synth�se, en quelque sorte�
Pourquoi avoir choisi Liz comme narratrice plut�t que Willie,
Doum� ou Leibo ?
Il fallait une voix f�minine, qui soit un demi-personnage, peu actif,
passif mais charitable, pour faire le lien entre les trois acteurs, et surtout pour parvenir � aimer Willie jusqu�au bout, de mani�re � tenir la main au lecteur et � lui dire : � Quoi que tu en penses, je lui passerai tout, je l�excuserai pour tout. � Faute de quoi Willie
ne serait pour le lecteur qu�un salaud.
En travaillant vos diff�rents personnages, n�avez-vous jamais
craint de tomber dans la caricature ? Vous �tes-vous interdit d��crire certaines choses ?
Si, parce que la satire n�est jamais loin de la caricature. C�est risqu�, il y a sans doute des passages plus maladroits, de ce point
de vue.
Vous semblez accorder une large place aux dialogues. Sont-ils un moteur pour �crire ?
Non, pas en g�n�ral, mais pour ce texte, il fallait que ce soit rapide, oral et que �a fonctionne par tics reconnaissables. Et puis il est souvent agr�able d�emprunter la voix de quelqu�un et d�essayer
d��chapper � la sienne.
Avez-vous, lorsque vous commencez � �crire, une id�e pr�cise du r�sultat ? �prouvez-vous parfois des difficult�s � �crire ?
En l�occurrence, le roman �tait tr�s sc�naris�, m�me si construire une maquette de texte trop pr�cise conduit parfois � ne plus ressentir le besoin de r�aliser le b�timent grandeur nature.
De quoi nourrissez-vous votre travail ? Quelles sont vos influences ?
La litt�rature est une activit� humaine parmi d�autres, qui n�a pas le monopole du r�cit ou de la parole, et comme il y a bien d�autres mani�res de raconter, de parler, de repr�senter ou d�exprimer, on est au moins �galement curieux du cin�ma, de la chanson, de la bande dessin�e, de la peinture, de l�architecture, des s�ries t�l�vis�es, des sons, etc.
Quel lecteur �tes-vous et quel regard portez-vous sur la production contemporaine ?
J�ai � la fois une culture classique (textes antiques, litt�rature russe, germanique, romans du XIXe si�cle) et beaucoup de go�t pour la
science-fiction, la fantasy et le policier, qui ont continu� � raconter et � repr�senter le monde, alors que la litt�rature ne repr�sentait plus que les conditions de ses repr�sentations, parlant de la parole, du silence, d�construisant les personnages, r�fl�chissant sur les circonstances de la narration, etc. Ce moment moderniste �tait lib�rateur, parce qu�il mettait � nu les formes du r�cit ou de la po�sie, mais il arrachait dans le m�me temps � la litt�rature la possibilit� d�avoir un objet, d�avoir quelque chose en face de soi, un monde, un univers, des personnes, qu�il serait encore
possible de d�crire, de comprendre et de saisir. La litt�rature de genre m�a sauv� de la tentation d�une litt�rature seule avec elle-m�me ; ensuite, j�ai surtout lu des textes anglo-saxons : j�aimais Pynchon et Gaddis, par exemple ; en France, j�avais du go�t pour ceux qui portaient encore une certaine ambition totalisante : Perec, le Butor de Degr�s, le Rolin de L�Invention du Monde, Volodine. Il y a des textes plus ou moins r�cents qui m�ont marqu�, mais un peu au hasard : Rafael Sanchez Ferlosio, Coetzee, Sebald, certaines nouvelles d�Alice Munro, le premier roman de Kourouma, et pas mal de choses de Roberto Bola�o.
Pouvez-vous nous parler de vos projets ?
J�essaie de terminer un roman d�aventures racont� par un singe, dans l�esprit du Conrad de Victoire ou du Ma�tre de
Ballantrae de Stevenson, mais avec un primate �duqu� perdu (� la suite d�un accident) dans la jungle en lieu et place du vieux h�ros colonial. Propos recueillis par Ellen Salvi
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