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Rencontre avec Arno Bertina
La critique a �t� vraiment enthousiaste pour Le Dehors �Ce fut une surprise pour vous ?
Surprise non. Je me disais que soit �a marcherait,soit �a passerait compl�tement inaper�u. J'�tais content �videmment � chaque fois qu'il y avait un article et surtout content que le livre trouve des lecteurs mais je n'ai pas le sentiment que quelque chose dans ma vie s'est r�alis� � travers cela. Je continue de chercher.
On le dit souvent mais j'ai trouv� que c'�tait un roman mature et dont on se demande quelle a �t� la maturation ?
Les questions de la maturation et de la maturit� sont deux questions diff�rentes. La question de la maturit� me met hors de moi. Actes Sud a voulu publier le livre sans m�me savoir quel �ge j'avais et cela est
important � mes yeux. En revanche, la question de la maturation est int�ressante. C'est un projet sur lequel j'ai boss� pendant 5 ans. Il y eu des phases de lecture, de construction du plan qui a �t� tr�s longuecar au d�part, j'avais quelque chose de tr�s confus et un beau jour, alors que j'avais d�j� presque 150 pages de texte, il a fallu que je les jette parce que �a ne collait pas. J'ai refait un plan diff�rent et j'ai recommenc�. Le texte a eu vraiment le temps de se
poser.
Comment �a s'est pass� avec Actes Sud ? Envoi du texte et deux jours apr�s vous aviez leur accord ?
Non l� encore ce fut beaucoup plus long que �a. J'ai eu des contacts avant Actes Sud et j'ai eu le choix entre deux maisons d'�ditions au final mais je n'ai pas h�sit�. L'id�e qu'ils sont en province, pas dans la ville o� je vis, a �t� vraiment d�terminante car �a me permettait de dissocier pleins de choses et puis je n'avais pas l'impression d'�tre enferm� dans une image en �tant l�-bas. Qui plus est, j'ai nou� de tr�s bons contacts avec les deux personnes qui ont travaill� sur mon texte chez eux. Evelyne avait tr�s bien lu le
texte, elle avait rep�r� de petits d�tails qui pour moi �taient importants mais que je savais par ailleurs presque invisibles.
Parlez-moi un peu du titre, le Dehors ou la
migration des truites ?
Une certaine violence d'abord en mettant un article sur un mot, dehors, qui normalement exprime quelque chose d'ouvert, sans limite. En lui mettant un article, on transforme en objet et on le referme
compl�tement. Il devient une sorte d'espace clos. L� d�j� la tension m'int�ressait car c'est justement ce qui rend les personnages mal � l'aise, le fait que le dehors ne soit pas celui de l'aventure mais au
contraire celui de la castration. Et puis la migration des truites c'�tait l'id�e des saumons qui remontent les rivi�res pour frayer dans le lac o� ils sont n�s mais qui meurent apr�s avoir fray�s �puis�s par le voyage et la d�pense sexuelle. M�me chose que pour le
dehors : cela r�f�re � l'un des personnages, Malo, qui a deux fois le r�flexe de revenir l� o� il est n� et �a le tue sans m�me qu'il s'en rende compte.
C'est un roman qui traite entre autres th�mes de la guerre d'Alg�rie. Vos liens personnels avec ce pays ?
Aucun. Au d�part, c'�tait juste une chose que tout le monde doit avoir : une forme de souci politique de ne pas se passer de cette p�riode. J'avais commenc� � �crire avant le proc�s Papon et il a servi un peu de r�v�lateur.
Il a permis de commencer le travail de deuil dans les m�dias. Au fur et � mesure que je travaillais sur mon texte, de plus en plus d'articles sur le sujet tombaient et cela d�sactivait un peu la charge
pol�mique que je comptais inclure dans le roman, �a la transformait. De plus en plus, la mati�re humaine prenait le pas sur le discours politique.
Vous �tes all� en Alg�rie ?
Non. J'aurais aim� et j'aurais pu commencer � y aller � partir de 1990. Mais les �meutes en Kabylie ont commenc� en 1992 et d�s lors s'y rendre devenait tr�s difficile. Par ailleurs, je n'aime pas voyager � plusieurs, j'aurais voulu y aller seul.
L'�criture, le texte. Si je vous dis que l'�criture est violente, vous approuvez ?
Je ne saurais pas trop dire. Le but du jeu c'est d'essayer en permanence d'ouvrir la phrase � diff�rentes voix, � diff�rentes �nergies et diff�rentes vitesses au niveau de la syntaxe donc
obligatoirement il a y probablement de la violence qui passe. C'est un �cart�lement. Mais je ne sais pas trop si c'est de la violence que j'ai voulu y mettre au d�part. Une chose est sure je voulais montrer la violence faite aux personnages qui n'est pas uniquement une violence physique.
Le travail formel para�t tr�s minutieux. Acc�l�ration du rythme, phrases entrecoup�es� C'est le fruit d'un travail tr�s pr�cis ?
Je ne m'en rends pas trop compte. Ce fut variable selon les chapitres, les moments, si j'avais eu ou non l'oreille pour �voquer tel ou tel passage. Je n'�cris pas vite et c'est vrai que le travail de correction apr�s la signature avec Actes Sud a �t� lui aussi
assez lent. Mais je n'en ai pas eu la perception imm�diate.
Dans le roman, vous croisez deux voix principales, celles des deux personnages Malo et Kateb et celle du narrateur et d'autres. Comment vous est venu cette id�e et pourquoi ?
Le but c'�tait au d�part de minimiser la personne du narrateur pour que personne ne puisse prendre en charge l'histoire des personnages. Il y a de la trahison dans le cas contraire. Une fois cette option
prise, il me restait trois, quatre, cinq voix. Elles ne se r�pondaient pas vraiment mais je me suis rendu compte qu'il y avait une sorte de fraternit� entre elles. Et surtout je me voulais que chaque passage v�cu par Kateb puisse aussi �tre v�cu par Malo en
entrecroisant leurs histoires, en cr�ant une sorte de confusion. Parfois, on ne sait pas trop lequel des deux a la parole. C'est aussi cette perm�abilit� qui fait que leur rencontre du premier chapitre est
cr�dible. Dans le fil du texte, il se passe tellement de choses que quand ils se rencontrent une heure pour la premi�re fois, il n'y a presque plus rien � redire puisque c'est comme s'ils ont d�j� v�cu � travers l'autre.
La place faite aux femmes est particuli�re et pas toujours tr�s enviable dans le roman ?
Je suis un peu g�n�e avec �a. Un des personnages f�minins Dora est sympathique. Elle d�raille mais ce n'est pas de sa faute. C'est vrai que la s�ur et la m�re de Malo retiennent l'attention. Ce sont des
personnages noirs auxquels je ne trouve aucun excuse et en m�me temps je me demande aussi s'il n'y a pas quelque chez elles de tr�s f�minin. Je me demande si ce n'est pas le revers noir de la maternit�. Mais les femmes n'ont pas �t� un th�me central dans le texte ou un fil conducteur. Le personnage sur lequel je
travaille en ce moment est celui d'une chanteuse, pleine d'�nergie et de d�sirs mais qui a en m�me temps un aspect mante religieuse.
Le destin de vos personnages est compl�tement �cras� par l'Histoire et la politique. Vous pensez que ce sont deux impond�rables des vies de chacun ?
C'est un vrai probl�me. Certaines choses du texte m'apparaissent tr�s clairement mais cette question l� est encore obscure. Je ne sais pas trop quel est mon rapport � cela et je me dis qu'une r�ponse fournie
aujourd'hui peut �tre tr�s diff�rente de ce que j'aurais dit il y a trois mois. La seule chose que j'arrive � dire c'est que les personnages de mon roman sont �cras�s par leur �poque dans un contexte
particulier. Je pense qu'il est possible de vivre au dehors mais ce n'est pas un jugement de valeur que j'�mets.
C'est facile d'�crire sur du pass�, le pass� ?
Pour moi, ce n'�tait pas tellement �crire sur du pass�. Le but �tait de faire une enqu�te sur le pr�sent mais pas sur le pass�. Ce n'est pas un roman historique. Je pense qu'il vaut peut-�tre pour toutes
les �poques. J'aurais pu �crire la m�me chose pour d'autres moments. La question de la fermeture d'esprit, du racisme, de la violence de l'Etat ne sont pas propres � la guerre d' Alg�rie. Il y a d�j� des
romans sur la Guerre d'Alg�rie, Claire Etcherelli avec Elise ou la vraie vie, Perec, Guyotat et pleins d'autres et je me suis amus� � truffer le texte de clins d'�il � toutes ces �uvres l�. Donc je pr�tendais m'inscrire dans une continuit� de voix et pas de
fonder quelque chose. Mais l'int�r�t au niveau du travail litt�raire est que la guerre d'Alg�rie se fonde �norm�ment sur des silences, des mots qui font peur. C'est l� que l'on doit �crire. Forcer les personnages � parler parce que sans cela ils restent mur�s dans le silence. Quelqu'un m'a dit une fois que j'�tais sans cesse en train de leur soutirer la parole et c'est sans doute aussi pour �a qu'on retrouve des heurts dans les phrases. Mais le silence est fondateur.
Des retours de la part de personnes qui ont v�cu la guerre d'Alg�rie ?
Le postulat c'est qu'� partir du moment o� quelque chose est imprim� dans un bouquin, il y a une forme de fascination qui change le regard des gens qui lisent le texte. La v�rit� litt�raire est de toute fa�on
diff�rente de la v�rit� des faits et se situe ailleurs. On a jamais demand� � Flaubert s'il avait v�cu � Carthage pour �crire Salammb�. C'est un tort de notre �poque de juger les choses � l'aune des
m�moires. On peut acc�der � la v�rit� d'une �poque tout en ne l'ayant pas v�cu. Si le travail de l'�criture se fait vraiment, sans rien de racoleur, peut-�tre que l'on arrive � rendre quelque chose de l'�nergie d'un moment. Mais au final pas beaucoup de r�actions tr�s sp�cifiques.
Vous parlez beaucoup de l'�poque. Comment vous sentez-vous dans la v�tre ?
Pas vraiment � ma place. L'�criture est ma respiration. Depuis longtemps, je n'ai pas eu de longues plages de travail et je le vis tr�s mal. Le probl�me c'est de parvenir � alimenter l'�criture notamment par le r�el en ne se retrouvant pas dans ce r�el. Parfois, j'ai le sentiment d'�tre un peu rentr� � posteriori dans la d�tresse de mes deux personnages.
C'est Gide qui dit qu'on ne peut pas faire de litt�rature avec de " bons sentiments " et je l'ai ressenti en lisant votre roman. Votre point de vue ?
Oui c'est vrai, pas de litt�rature avec de bons sentiments ou de mauvaises intentions. La litt�rature est faite pour donner un peu de complexit� au v�cu. A partir de ce moment l� mes personnages ne sont ni ang�liques, ni coupables.
Justement, vous parlez d'intentions. Vous croyez en l'existence d'une litt�rature engag�e ?
Prendre un mot plut�t qu'un autre, ne pas respecter l'ordre attendu de la phrase, tout cela rel�ve d'un choix conscient, d'une intention qui a des prolongements philosophiques au sens large. Litt�rature engag�e mais non partisane. Si ce que j'ai �crit rel�ve de la litt�rature engag�e, c'est plus du fait du travail sur la syntaxe et la distribution des voix que parce que je rappelle les propos de Louis
Joxe ou de Gaston Deferre dans le passage du roman o� il est question des Harkis.
J'en viens � l'humour. On ne peut pas dire qu'il soit tr�s pr�sent dans votre roman ?
Parce qu'en litt�rature, l'humour c'est presque la ma�trise absolue. Arriver � coudre de l'humour dans une phrase, c'est ph�nom�nal surtout sur des sujets difficiles. Quand Rushdie y arrive sur des th�mes comme la guerre avec le Pakistan, �a marche. C'est un
dr�le de d�fi � l'�criture, une infusion.
Humour, l�g�ret�. Justement, les derniers mots du roman " un ciel clair et d�gag� " sont quand m�me �tonnamment plus optimistes que tout le reste ?
C'est un clin d'�il au d�but de " l'homme sans qualit� " de Musil. Un type donne la m�t�o et reprend � peu pr�s les m�mes propos. En m�me temps, c'�tait une fa�on d'essayer de cr�er la d�sorientation, Malo
s'envole pour nulle part . Terminer en eau de boudin, comme une boutade. Le livre est tr�s tendu et � la fin, plus rien. Je ne voulais pas �tre complaisant avec la douleur. Oui, les personnages souffrent mais ils souffrent peut-�tre parce qu'ils ne sont pas assez
forts. Peut-�tre une fa�on de montrer aussi que le monde est un peu indiff�rent � ce qui s'est pass�. Pleins de significations en r�alit�.
Bon, inutile de vous dire que l'on attend avec impatience le prochain roman. Mais j'ai encore une question : si vous deviez vous d�crire en quelques mots ?
En tant que personne, cela n'a aucun importance. Ce qui compte c'est ce que j'�cris. Mon univers lui est fait de silence et en m�me temps de d�sirs et d'envies tr�s puissantes. Mais au final, je r�ve d'une vie �paisse et chantante. Propos recueillis par Céline Mas
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