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Rencontre avec Jean-Hugues Lime
Premier roman ?
Pas du tout [l'auteur n'est pas choqu� par mon inculture, ouf ]!
J�en ai publi� bien d�autres. Dans un ton et avec des
th�matiques diff�rentes il est vrai, par exemple mon thriller, avec
cette histoire du serial killer (Journal d�un assassin). Il est
vrai que je me suis aussi situ� entre l�essai et la com�die pour
d�autres fictions� mais on a tout de m�me donn� l�intitul� �
roman � � mes ouvrages.
Oui, mais premier roman historique en tout cas�Vous
donnez dans un genre bien particulier avec Le roi de
Clipperton.
C�est l�avantage de la litt�rature ! Pouvoir explorer mille et une
facettes de mille et une mani�res, avec un genre renouvel� �
chaque fois. C�est comme une arborescence fantastique qui ne
s�arr�te pas, qui ne fixe que peu de limites.
Pourquoi l�histoire de Clipperton, cet �lot que personne ne
conna�t ?
J�ai effectu�, en 1978 dans le cadre de mes �tudes d�officier � la
Marine Nationale, un grand voyage � bord de La Jeanne
d�Arc, et nous avons fait escale sur Clipperton. La plus petite
possession fran�aise dans le monde. Le r�cit des aventures de
cette garnison oubli�e m�a fascin�.
Pourquoi pas Robinson Cruso� ?
Cette histoire a d�j� �t� tellement trait�e� Il me semblait que
Clipperton poss�dait une originalit� pas encore exploit�e
litt�rairement, toujours dans la m�me exploration de l�abandon
et de la solitude humaine. Le Roi de Clipperton se situe
en fait dans la tradition du livre de Defoe, dans une lign�e un
peu hybride� je pensais pouvoir apporter quelque chose
d�autre � la tradition.
Un long travail de documentation au pr�alable ?
J�ai tent� de rassembler tous les documents que je pouvais �
ce sujet. Rapports de voyageurs, archives, et surtout articles
parus dans la presse mexicaine de l��poque. J�ai �galement
trouv� des interviews et r�cits d�officiers am�ricains qui ont
d�couvert les rescap�s�
Mais on sait peu de choses : la garnison s�est install�e, on les a
oubli�s pendant la guerre, et on a retrouv� uniquement des
femmes et des enfants bien des ann�es apr�s. Entre les deux,
on ne sait pas vraiment ce qui s�est pass� Les femmes
rescap�es n�ont jamais t�moign� � proprement parler, elles
sont revenues et se sont �vapor�es au Mexique. Rentr�es dans
leurs familles, probablement. Le nouveau r�gime ne souhaitait
pas s�attarder sur l�affaire apparemment.
Les enfants du Capitaine Arnaud ont �t� interview�s cependant,
jusque dans les ann�es 60. Mais ils �taient si jeunes que leurs
souvenirs �taient bien vagues.
Vous avez donc invent�.
C�est le travail du romancier, non ? De cr�er des personnages
d�envergure, de les doter de personnalit�s bien tranch�es, de
les faire s�affronter, se perdre et se rejoindre� Je me suis servi
de r�cits et anecdotes cont�s par des personnes confront�es �
l�abandon et � la solitude dans d�autres circonstances, et je les
ai superpos�s dans mon roman.
Excitant, de se servir d�une base r�elle et de se permettre de
la modeler � sa guise ?
On se sent Dieu tout puissant� Oui, c�est assez g�nial.
A quel moment avez-vous le plus l�ch� la bride � votre
imagination ?
Je ne me suis pas permis de l�cher. Quand on veut construire
un roman, �crire une histoire coh�rente et qui a du sens, mieux
vaut ne pas perdre un certain contr�le� Je crois que le
probl�me du romancier n�est pas de se l�cher mais de se
retenir ! Facile de pondre six cent pages de n�importe quoi, qui
va dans toutes les directions ! Bien raconter une histoire, c�est la
ma�triser � chaque instant.
Vos officiers sont l� pour r�colter, pardonnez-moi
l�expression, de la merde d�oiseau. Du guano, engrais pr�cieux
et recherch� � l��poque. V�ridique ?
Ah oui ! Je n�ai rien invent� sur les motifs de leur pr�sence sur
l��le. Et le cours du guano s�est r�ellement effondr�
historiquement. Alors �tait-ce au moment exact o� ils se
trouvaient sur l��le, et cela a-t-il contribu� � ruiner leur moral, je
n�en sais rien. Mais l�encha�nement �tait plausible, renfor�ait
mon drame.
Belle structure en boucle. Vous commencez en 1921,
lorsque l�on s�aper�oit de l�abandon, puis on raconte l�histoire
de cet abandon, quelques vingt ann�es auparavant, et on en
revient aux retrouvailles�
C�est assez classique. Ce qui l�est moins, c�est la retrouvaille de
th�mes qui motivent l�introduction, comme l�honneur national et
du patriotisme que j�ai tourn�s un peu en d�rision. Par exemple
je trouve stupides les d�penses faites par un pays pour envoyer
un cargo de deux cent mille hommes dans le but d�affirmer une
pr�sence strat�gique dans un endroit perdu du monde� La
France ne sait pas que Clipperton lui appartient, mais les
officiers de l�ambassade sautent de joie en l�apprenant� et
aucun d�entre eux ne sait probablement pas o� l��le se situe
exactement. Tous ces enjeux de pouvoir, je les trouve un peu
ridicules.
Toute tentative de construction semble vou�e � l��chec dans
votre roman.
En effet. Sans pr�tention, je souhaitais donner un petit-arri�re
plan philosophique � ce roman. La garnison du Capitaine
Arnaud souffre et cr�ve, et le minuscule bout de terre ne revient
m�me pas � la nation d�origine de la garnison... D�sesp�rant
non ?
Chacun de vos personnage est mis en opposition avec un
autre.
La virilit� d�Alvarez contre la l�chet� d�Arnaud est l�opposition la
plus flagrante. Je tiens � ces jeux de miroirs et de contrastes, ils
permettent de donner tellement plus de relief aux protagonistes !
Pourquoi faites-vous sombrer Alvarez dans la folie, le seul
homme qui avait un potentiel de h�ros ?
Il passe par une multitude d��tapes int�ressantes � mon sens.
Ce n�est qu�un brave et simple soldat qui se distingue par sa
bravoure, qui n�est en fait que le fruit de son inconscience et de
son irresponsabilit�. Il va basculer dans une esp�ce de lyrisme,
entrer en osmose avec l��le et quitter � sa mani�re le monde des
hommes. Mais je ne le con�ois pas comme un homme fou.
Il a tout de m�me une attitude vis-�-vis des femmes qui
rel�ve de la d�mence, de l�ali�nation !
Oh, il est plus simplement fascin� par Alicia, femme du Chef. Il
se sent domin� par elle, par son c�t� m�re, ma�tresse,
amoureuse... Il a l�occasion de devenir tout puissant lorsque
son �poux dispara�t, mais n�ose pas la s�duire ou la soumettre
car elle impose le respect et d�gage une force peu commune.
Alors je l�accompagne jusqu�au bout de cette probl�matique, lui
fait adopter des comportements extr�mes. C�est �a qui est
int�ressant avec un personnage que l�on a cr��, non ?
Il va donc jusqu�au bout�
Certainement. Tout ce qui lui aura manqu�, finalement, c�est un
peu de tendresse. Il n�y a que les crabes qui le comprennent,
dans cette histoire !
D�ailleurs, l�homme est incapable de les dominer, ces
crabes !
J�aime cette id�e de l��tre humain qui ne peut ma�triser les
forces de la Nature, qui est confront� � l�hostilit� d�un
environnement qui le d�passe. Il se casse les dents sur elle,
est oblig� de revenir sur l��ternelle fanfaronnade qui consiste �
penser que l�on peut r�guler et juguler la Nature� C�est elle qui
finit par absorber ceux qui viennent en conqu�rants.
Logique donc que le piano import� sur l��le finisse en
morceaux�
Une mise en contraste que je trouvais int�ressante. La
d�licatesse et l��l�gance de cet objet, m�l� � la sauvagerie et �
la violence des lieux�
Qu�auriez-vous fait � la place du Capitaine Arnaud, dans
cette �le ?
Je serais devenu cingl�. Enfin non, j�aurais d�sert� � la
premi�re occasion. Je serais reparti avec le bateau lorsque
l�opportunit� lui fut donn�e. J�ai failli d�serter de la � Jeanne
d�Arc � d�ailleurs� je ne l�ai fait qu�en esprit finalement.
Quelle est l��preuve la plus dure que vous ayez fait subir �
vos personnages ?
La bataille d�Alicia avec ce poulpe g�ant dans les mar�cages.
C��tait angoissant � �crire !
Vous vous �tes fait peur ?
Il faut se faire peur ! Il faut se mettre en situation !
La tornade qui d�terre les morts est �galement
impressionnante�
Oui c�est vrai. C�est comme si le Pass� revenait les narguer,
alors qu�ils pensent avoir surmont� des �preuves en d�pit des
plumes (des hommes) qu�ils y ont laiss�. Ils pensent en avoir
fini, et vlan ! les morts remontent � la surface et rappellent
l�horreur de toute la situation qu�ils vivent, ont v�cu et vivront
encore.
Donner comme titre � votre roman Le roi de
Clipperton, n�est-ce pas accorder trop d�importance �
Alvarez, alors que la composante f�minine est tout aussi
primordiale, notamment dans la deuxi�me partie ?
C�est vrai que les femmes ont la part belle� Mais Clipperton,
c�est avant tout une histoire militaire, donc masculine. M�me si
les femmes ont �galement jou� des r�les tr�s importants dans
cette p�riode de guerre, un peu � l�image d�Alicia, si jeune et si
femme � la fois. Embarqu�e dans l�aventure � vingt et un ans en
tant que � femme de �, donc simple figurante, elle acquiert une
place de choix, prend de l�ascendant et de l�ampleur et acc�de
au rang de caract�re principal.
Vous n�auriez pas souhait� d�velopper cette partie o� les
femmes sont seules dans l��le ?
Je ne voulais pas que l�histoire tra�ne trop. Il fallait une
acc�l�ration � ce moment pr�cis du r�cit, car le d�but et la mise
en place sont suffisamment longs. Les �v�nements devaient
s�encha�ner, sinon je serais tomb� dans le pi�ge de raconter
l�ennui et la lassitude en ennuyant et en lassant le lecteur. Toute
la difficult� de l�entreprise se trouvait l� : comment cr�er un
climat d�attente sans emmerder le lecteur.
C�est quelque chose que vous craignez-vous m�me, l�ennui
?
Enorm�ment. Je m�ennuie tout le temps ou presque, sauf
quand j��cris. Lorsque j��cris, je m�immerge totalement dans un
monde o� il est impossible de subir le temps. Le roman est
l�exutoire de tous les possibles, alors que la vie n�est que
frustration permanente�
Qu�est-ce qui vous est le plus difficile � supporter, hormis
l�ennui ?
Tout ! Seulement on se fait � tout aussi� Tant qu�on a un
�chappatoire, la possibilit� de cr�er, alors on est pas encore
perdu� Propos recueillis par J. L. N.
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