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Entretien avec Vincent Borel
Un genre radicalement diff�rent de celui auquel vous nous aviez habitu�s dans Baptiste .
Je ne voulais plus faire d'autobiographie, d'auto-fiction ou d'auto-machin-chose. Il me semblait avoir dit tout ce que je voulais dire � mon sujet. Dans Vie et mort d'un crabe, je suis all� jusqu'au bout. J'ai montr� comment on pouvait continuer � vivre avec des maladies terribles. J'ai l'impression d'avoir exorcis� ce qu'il y avait � exorciser.
Il ne faut pas s'attarder sur certaines choses, aussi capitales soient-elles dans la vie d'un �tre. Sinon, on risque d'y revenir. De plus, je ne voulais pas faire du sida et du cancer mon " filon " litt�raire. On en a tout dit : c'est la mort.
Cette envie d�vorante de parler de Lully ?
Baptiste, c'est la vie. C'est les hauts, c'est le bas, c'est le
mouvement entre les deux. Et c'est aussi un vieil amour. Pour une musique entendue une fois, lorsque j'�tais un �tudiant en lettres modernes, r�visant ses cours pour passer la licence. J'�coutais Radio France et il y avait la retransmission d'un concert au th��tre des Champs-�lys�es. C'�tait l'Armide. Je suis entr� en l�vitation devant ce chef d��uvre alors m�connu, bourr� de charme, de finesse et d'intelligence. Cette douce m�lancolie, propre au grand si�cle, m'a vraiment touch�. Une musique qui exprime des humeurs, et je me trouvais en concordance avec cette humeur.
J'ai ensuite achet� pas mal de CD de Lully, et, il y a trois ans, apr�s avoir lu le livre de Beaussant, j'ai senti grandir quelque chose entre moi et ce Jean-Baptiste.
Pourquoi ? Pourquoi lui et pas Couperin, Mozart ou un autre " Grand " ?
Pour moi, Lully est un vrai personnage romanesque. Il y a plein de choses � d�voiler � son sujet : les personnages qui l'ont entour�, sa bisexualit� et ses ambigu�t�s, son opportunisme. Jean-Baptiste de Lully est un personnage qui suscite � la fois attirance et r�pulsion. Qui se trouve au carrefour d'une controverse � combien continuelle depuis le 17e si�cle : un �tranger, de la roture, qui invente la musique fran�aise ? Joli paradoxe ! On a aussi tellement dit qu'il �tait � l'origine de la mort de Moli�re�
Et votre conclusion � ce sujet ?
Lors de mes investigations, je me suis aper�u que c'�tait l'un ou l'autre. Moli�re aussi voulait la peau de Lully ... La cohabitation n'�tait pas possible. Vous voyez, parler de Lully c'�tait d�vier de l'auto-fiction en endossant une personnalit� tout � fait fascinante, forte, qui agit en miroir. C'�tait faire l'auto-fiction de Lully.
Ou parler de vous dans une vie ant�rieure ? On a tellement l'impression que vous vous emparez de lui. Que vous �tes pr�sent � chacun de ses succ�s ou de ses d�couvertes�
J'y ai mis de moi, c'est s�r. Parler de l'exp�rience d'une personne d�funte il y a 300 ans implique de se glisser dans sa peau. Ce n'est qu'une mutation de plus.
L'�criture est tr�s physique et �motionnelle chez vous. On sent tour � tour de la jubilation, du rire, de la nostalgie�
Ca c'est s�r, j'ai jubil�. Par exemple, les choses subodor�es sur la vie de Baptiste se sont r�v�l�es coh�rentes avec les informations glan�es au cours de mes lectures et recherches. Ce que je pressentais, ce que j'ai pu inventer, tout cela s'est souvent trouv� �tre assez proche de la r�alit�. Il me semble l'avoir r�v� d'assez pr�s. J'ai veill� � une chronologie rigoureuse. Une partie de la jubilation vient de l�, lorsque l'auteur se dit : tiens, finalement, mes intuitions �taient en partie fond�es�
Pour certains �l�ments, rien ne peut �tre prouv�, ni infirm�. Alors on
laisse son instinct parler. Parlant �motions, je n'ai cess� d'�couter de la musique en �crivant Le Grand Lamento de Barbara Strozzi ce morceau m'a poss�d� pendant un mois. Il m'a guid�.
Ce que vous avez tir� de votre propre imagination ?
L'histoire d'amour entre Lully et Couperin, dont il n'existe pas de preuve � proprement parler ; l'enfance de Baptiste � Florence. L'ambiance de la cour, les brigands pendant la disette. Le corps de Lully, qui m'int�ressait bien plus que celui du roi.
Justement, pour parler de Louis Couperin et Baptiste Lully qui sont amants dans votre livre. Ils ont du mal � vivre leur idylle, leur rencontre et leur engagement sont diff�r�s dans le temps�
Du point de vie d'une chronologie aujourd'hui connue, je ne pouvais pas les faire se rencontrer tout de suite. Puis il y a toute la question du " faire l'amour " au 17e, qui se rapproche plus de l'amour courtois et du " faire la cour ". Tout est question d'attente, d'expression de l'�thique pr�cieuse dans les sentiments, m�me si Baptiste est du c�t� des libertins, plus d�prav�s, plus directs. D�bauch�s, en somme. L'idylle Lully Couperin, c'�tait �galement le mariage th�orico-romanesque entre la musique fran�aise
et la musique italienne, si difficile � exprimer sans d�monstration
musicale. Un m�lange de sombres chairs et de clairs sons. La musique de Couperin est ardente et m�lancolique. Je le sentais r�serv�, pond�r�, nocturne. Il n'a pas l'hyst�rie avide de Lully. J'ai aim� cr�er leur parcours, sur le mode de la " Carte de Tendre ". Int�ressante cette prolongation de leur commun d�sir. Cette mise � distance change de la permanente orgie contemporaine.
L�orgie et le spirituel se m�lent sans complexe dans votre livre� Et cette phrase que vous reprenez, selon laquelle que Dieu a cr�� le chant puis le monde ?
C'est une th�orie d'un compositeur juif italien du 17e, que j'ai
volontairement mise dans la bouche du fr�re Bonaventure : la vision mystique de la cr�ation � partir de sons qui permettent l'incarnation de la chair.
La musique est un invisible tangible. Elle est corps et esprit. Comme les langues de feu parlant aux Ap�tres. L'incarnation du verbe. Rien de plus mystique que la musique, � part la lumi�re.
Comment d�finiriez vous le baroque ? Une exacerbation, une
non-restriction du d�sir ?
Ce serait le d�sir comme seul moteur, tant�t sublim� tant�t assouvi selon ce que dicte le syst�me des humeurs. C'est comme �a que l'on pensait �
l'�poque. Ce que j'aime dans le baroque, c'est l'art des contraires et leur rencontre qui cr�e des instants dramatiques. L'ombre et la lumi�re. Je trouve simplement que, sur le plan architectural comme en peinture, en art de la table, en habits, le baroque nous appelle et nous s�duit de nouveau.
Comme si ce moment pass� nous correspondait de nouveau. Comme s'il avait �t� r�actualis�. Il est schizophr�ne, il n'a pas vieilli et il donne sa part � l'ange comme au diable. C'est le sombre et le clair, en �vitant de parler du bon et du mauvais, qui n'ont rien � faire dans mon baroque. Il est sensuel, surtout dans sa musique. Elle est charnelle, et l'ego y fait enfin silence.
Le 21e si�cle sera baroque ?
C'est vrai qu'il a refait surface depuis une dizaine d'ann�es, comme
tendance, avec tout le c�t� jetable qu'il y a dans ce mot. Dans la musique, nos g�n�rations aux oreilles �lectroniques sont aussi s�duites par les sons baroques. On ne rejette plus l'h�ritage que la g�n�ration 68 a quant � elle rejet� violemment. Pour se lib�rer de l'op�ra comique obligatoire de l'�poque de De Gaulle, et je les comprends. Nous autres, trentenaires et quadras passons sans complexe de Laurent Garnier � Monteverdi. Il me semble que nous sommes
d'autant plus sensibles � la beaut� de ces sons du 17e qu'ils ont toute la fragilit� du bonheur.
Vous vous sentez baroque ?
Biscornu. Oui, je me sens biscornu et contradictoire. Cyclothymique,
travaill� par toutes sortes de pulsions, entier ! Pas encore tr�s classique quoi !
Vous n'ambitionnez pas de le devenir ?
R�pondre � cette question serait commencer � l'affirmer...
La musique pour vous ?
Quelque chose de myst�rieux qui vit dans l'instant. Invisible, qui passe et ne revient pas � moins qu'on ne remette le disque, ou les doigts sur le clavier. Par la musique, on est mis en vibration avec quelque chose que l'on ne peut voir, ni toucher, et qui vous touche. La musique est ensemble et l'espace et le temps.
Qu'est ce que vous avez musicalement d�couvert, r�cemment ?
C'est infernal, dans la musique on d�couvre sans cesse ! En ce moment je suis dans les fils Bach. Et aussi avec Jori Hulkkonen.
Jamais attir� par Mozart ?
Non, pas vraiment, tout ce qui rel�ve de l'Amadeus tel qu'on le conna�t, l'affaire Salieri� cela me parle moins. Mon rapport � cette musique est comme celui � la musique de Vivaldi ... il faut toujours que je me force � l'aimer ! Honn�tement, je trouve que Mozart a �t� sur�valu�. Quand j'entends Haydn, c�est tout le contraire.
Je voudrais que les gens s'int�ressent � autre chose que les lieux communs culturels. M�me si la vie de Mozart fut hors normes : pr�coce en diable, voyageur europ�en, impr�gn� de toutes les influences europ�ennes de l'�poque, les napolitaines, les fran�aises .. Vous savez, au pays de la musique, il n'importe pas toujours de regarder, b�at, les grandes montagnes ; mais aussi de relater les petites collines qui forment le paysage. J'ai commenc� par Wagner � 11 ans, j'ai continu� avec Bach p�re (� 14 ans) et puis j'ai � peu pr�s tout �cout�, de P�rotin � Boulez. Mais depuis dix ans, c'est Haendel mon chevalier servant.
Vous jouez ?
Du piano. Moins depuis quelque temps, puisque l'ordinateur a accapar� tous mes doigts ! J'aime aussi l'orgue, qui permet d'entrer dans ce souffle de la musique dont on parlait.
Vous avez imagin� toute une galerie de personnages qui ont vraiment
exist� dans Baptiste.
Je les ai d'abord lus pour essayer de les comprendre. Le 17e si�cle regorge de tant de t�moignages. Evidemment on pense en premier � St Simon et � la Marquise de S�vign�, mais beaucoup d'autres ont r�dig� leurs M�moires, si utiles lorsqu'il s'agit de retracer la vivacit� d'une �poque. J'ai �cout� ce si�cle, si bavard.
Importante, la Marquise de S�vign� ? Vous vous �tes rendu � Grignan ?
Et oui, bien s�r que je suis all� � Grignan, puisque je viens moi-m�me de l'autre c�t� du Ventoux.
La Marquise est un coup de foudre. A la lire, j'ai eu l'impression de
rencontrer une personne vivante. Madame de S�vign�, c'est l'amie que l'on r�ve tous d'avoir. Je me suis aussi tap� les �crits de Madame de
Montpensier, plus snob aristo, principalement parce que je savais qu'elle parlait de Lully. Je n'y ai pas trouv� grand chose sur lui, quinze lignes sur mille pages. Mais une mine d�informations sur leur vie quotidienne, des probl�mes de ch�teaux en ruine � l'intendance des lavements. On finit par toucher de si pr�s ce si�cle que l'on est ensuite � m�me de construire une certaine atmosph�re�
Vous avez pris un risque : celui de raconter des �pisodes dont on nous a d�j� rab�ch� les oreilles. La Fronde, l'affaire Fouquet�
C'est vrai. Mais dans tout ce que j'ai �crit, j'ai d�graiss�, j'ai coup�. Je me suis retenu. Certains �pisodes cl�s ne pouvaient �tre �vit�s. Les intrigues cocasses d'un Mazarin, j�en passe... De plus, Lully est tr�s attach� � la Noblesse et � toutes ses historiettes, �tant lui-m�me attach� � la cour.
Pourquoi cette chronologie ?
J'avais envie de faire vivre le personnage de Baptiste du berceau � la
tombe. Il m�rite un coup de projecteur complet. Je ne voulais pas prendre un seul moment de son existence comme on pourrait le faire sur des vies plus connues comme celles de Mozart ou de Wagner. Je voulais rendre l'int�gralit� du personnage. Et puis, il n'a v�cu que jusqu'� ses 55 ans. Ca ne fait que dix pages par an !
Il a une revanche � prendre au milieu de personnages ind�tr�nables.
Tous ces personnages de Cour sont d'un orgueil fabuleux parce qu'ils ont tous les droits. Je raconte d'ailleurs cette anecdote du " jouer � Monsieur l'abb� ", qui signifie que le seigneur a tout pouvoir sur son personnel, sur ses serfs. S'il veut les tuer, les violer ou les torturer, tout est permis... Mais Baptiste parvient � s'imposer, c'est l� l'un des d�fis de sa vie. Imaginez un �tre qui vient de pas grand-chose, et qui s'ouvre les portes du royaume des puissants.
Finalement, les choses ne changent pas ! Trafic d'influence, r�seaux, tout est dit, d�j�, au 17e si�cle.
C'est ce qu'�crit La Bruy�re ! Il y a toujours eu ces situations. Surtout lorsque l'argent et la gloire en sont les principaux enjeux. Et l'opportunisme a toujours exist�. Mais il faut s'arr�ter sur la d�finition �tymologique de l'opportunisme : c'est le vent qui permet � la barque de rentrer au port en cas de temp�te. Un terme de marine pour d�crire le petit coup de pouce qui permet de sauver votre peau. Le mot a �t� d�valu� et galvaud�. Appliquer l'adjectif � Lully n'a donc rien de p�joratif� cet homme sauve sa vie en s'�levant. Tout comme Moli�re a pu le faire. Lully est un homme moderne, qui veut casser les castes pour parvenir. Il repr�sente le triomphe
de l'individu et de sa volont� propre.
Il y arrive partiellement. On sent en lui une telle nostalgie. Qu'est-ce qui lui aura manqu�, selon vous ?
C'est quelqu'un d'assez angoiss�, de peu confiant. Il �tait myope et captait tout intens�ment afin de ne rien laisser lui �chapper. Tout saisir : il �tait perfectionniste. Il �tait parcouru de cette peur de rater, de cette anxi�t� d'�tre mis � l'�cart (� mettre en relation avec cette sellette, la faveur � laquelle il est assujetti !). C'�tait un �tre pas tranquille ! Et puis surtout, il est florentin, et cela n'arrange en rien les choses. Il faut savoir qu'� cette �poque, depuis l'arriv�e des Concini avec Marie de M�dicis, les italiens sont vus comme des empoisonneurs, des intrigants sans scrupules et sans morale. On n�attend que la mort de Mazarin pour les foutre dehors. Tous les peuples ont toujours �t� x�nophobes... Propos recueillis par
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