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Pierre Bordage, de l'autre rive
En France, les d�fricheurs sont rares. Chantre de l�apocalypse, ap�tre des g�hennes humaines, Pierre Bordage fait partie de ceux-ci. A travers ses polyptiques naviguant entre polar, anticipation et realpolitik, Pierre Bordage apporte la � french touch � au genre du roman-monde. Qu�ils soient dans un futur lointain (Les Guerriers du Silence) ou dans une proximit� inqui�tante (Wang). Proche de celle de grands ex�g�tes comme Dan Simmons ou Maurice Dantec, Pierre Bordage exhume les v�rit�s futures de nos charniers actuels. Ses histoires, puis�es dans les mythologies, la mystique religieuse et les faces les plus sombres de l�inconscient humain font appel � tout ce que la morale ex�cre mais que la nature perverse de l�homme appelle : inceste, meurtre, fascisme� On pourra reprocher � sa derni�re trilogie � Des Proph�ties �, qui vient de se cl�turer avec Les Chemins de Damas, un manque certain d�humanisme. Nos berceaux sont ils plus propres que nos tombes ? R�ponses sans pr�trise de l�int�ress�.
Le cadre temporel de vos romans s�approche peu � peu du pr�sent et vous identifie � certains auteurs comme Maurice G. Dantec, est-ce volontaire ?
Volontaire je ne sais pas, mais il est vrai que cette trilogie est tr�s bas�e sur l�actualit�. Je n�ai pas de famille litt�raire � proprement parler. Thriller, science fiction, anticipation : mon style rel�ve plus du fourre-tout. Je n�appartiens pas au m�me cr�neau que Maurice G. Dantec, m�me si nous cherchons tous les deux � �clater les genres. Les Chemins de Damas et les Racines du mal ont le m�me c�t� anticipation, science-fiction prospective. Et Il y a effectivement un bout de thriller dans L'�vangile du Serpent, ce que je n�avais pas fait avant.
L�histoire d�Armand et des PH dans Les Chemins de Damas a un petit c�t� cyberpunk qui pourrait tout � fait donner la mati�re d�un quatri�me volume � cette trilogie. En forme de conclusion cette fois : autant rendre l�homme ind�pendant de toute mati�re et le transformer en pur esprit, �lectronique ou non. Qu'en pensez vous ?
D�j� dans le cycle de Wang, j�abordais ce th�me par la situation des � libertaires � qui vivent en ruche. La technologie est de toutes fa�ons amen�e � rentrer dans le corps de l�homme. Un chercheur anglais a pr�dit qu�en 2050, nous pourrons transf�rer nos souvenirs dans un disque dur. Mais notre civilisation peut subir des impond�rables, voyez ce qui s�est pass� en Afghanistan, toute technologie a �t� bannie, tous les livres ont �t� br�l�s � l�arriv�e des Talibans. Nous ne sommes pas � l�abri d�une telle r�gression.
Etes-vous croyant ?
Pas exactement. Je suis en recherche spirituelle. Et les religions en sont l�inverse, elles privent l�homme de ses inspirations fondamentales. Dieu a �t� accapar� par les religions. Comme si le Soleil ne brillait que pour une partie de l�humanit� ! Dieu ou pas Dieu, finalement, peu importe. Les trois grandes religions ont d�riv� vers le mat�rialisme et l�arbitraire.
La femme est elle l�avenir de l�homme ? A en croire les personnages de Lucie, r�incarnation de Marie Madeleine dans L'�vangile du serpent et de Jemma, fragile passionaria des Chemins de Damas, vous semblez le croire�
Les trois religions du livre � islam, juda�sme et christianisme - ont d�s le d�but propos� un syst�me patriarcal en r�ponse � une tradition matriarcale. Les �crits de Saint Paul, fondateur du christianisme moderne sont clairs � l��gard des femmes : elles doivent �tre voil�es, par exemple. Abraham et No� ont marqu� le d�but du r�gne des patriarches. L�attaque est frontale : le ventre f�minin �tait auparavant v�n�r� comme un principe de vie. Pourquoi ce changement ? A mon sens, les hommes sont revanchards parce qu�ils sont exclus du ph�nom�ne de la vie. Dans les faits, les femmes ont le contr�le de la sexualit� et c�est terrifiant pour les m�les.
Dans vos romans les hommes sont veules, incestueux ou violeurs. Le m�le est-il intrins�quement mauvais ?
Ce n�est pas l�homme mais la structure sociale qui le soutient qui est d�liquescente. Je suis en revanche optimiste dans les ressorts de l�homme, en ce qu�il contient. La d�cadence de l�Occident est en grande partie due � la chute de ces valeurs purement masculines. Nous sommes � la fin d�un cycle et tous les fanatismes religieux qui �closent actuellement ne sont qu�un sursaut, en particulier dans la christianisme.
L�humanit� subit elle la tyrannie du souvenir ?
La m�moire est un conditionnement. C�est elle qui fait que je me ressens homme, fran�ais...etc. C�est un pi�ge, car elle nous rabat toujours vers quelque chose qu�elle conna�t. Se souvenir de quelque chose est le meilleur moyen de le reproduire. La Shoah est l�exemple le plus frappant de ce XX�me si�cle. Il y a eu depuis d�autres g�nocides : le Rwanda, le Cambodge. La m�moire n�est donc apparemment pas p�dagogique puisque la monstruosit� se reproduit. Mon id�e est qu�il ne faut plus en d�pendre car elle maintient les gens dans le r�ve tout en cr�ant un effet de r�el.
Vous d�niez la religion mais vous en empruntez les formes : L�Evangile du Serpent est en grande partie calqu�e sur le nouveau Testament...
J�ai fait le petit s�minaire de 10 � 14 ans ! Mais ils ne voulaient pas d�un mystique comme moi. Effectivement, j�ai fait appel au Nouveau Testament pour quatre personnages qui repr�sentent les quatre ap�tres. Johann est Jean, Matthias est Matthieu, Marc reste Marc (�). Et Va�-Ka� est J�sus. Je me suis pos� la question de savoir comment serait accueilli le Messie si il revenait � l�heure actuelle. L�accepterions-nous ? Ma r�ponse est non. A part une frange marginale de la population, nous le lyncherions comme J�sus. De mani�re g�n�rale, l�Eglise rejette ce genre d�aspirations, elle ne leur r�serve que l�oubli ou le b�cher. Elle n�a besoin que de soldats. L�Eglise s�est tellement �loign� de l�enseignement du Christ ! � Il est plus difficile � un riche de rentrer au Paradis que pour un chameau de passer par le chas d�une aiguille �, dit la Bible. C�est exactement l�inverse en r�alit� : l�Eglise est riche et avide de possessions. Tout comme l�Empire romain dont elle est le descendant symbolique.
Pourquoi avoir choisi cette narration faite d�une grande �pop�e et de petits d�crochages locaux morts-n�s, sorte de culs de sac narratif ?
J�ai �crit ces romans tels qu�ils se pr�sentent. J�introduis un nouveau personnage dans un chapitre sur deux, intercal� avec la qu�te principale. Il y a donc une deuxi�me ligne narrative bris�e qui rejoint la premi�re tout � la fin. Cela a du me venir du cycle des � griots c�lestes � qui viennent et quittent les plan�tes sans arr�t. Je voulais �galement donner au tout un aspect de trame, d��toffe o� tous les �l�ments seraient reli�s les uns aux autres. Ce sont mes voyages qui m�ont donn� cette vision : quelle peut �tre la vie de ces personnes que je croise sans les conna�tre ?
On y arrive : votre litt�rature est une litt�rature de voyage.
J�ai beaucoup voyag� quand j��tais jeune. L�Inde m�a beaucoup marqu� par le rejet des valeurs occidentales que je recherchais � l��poque : c��tait les ann�es 70 ! (Rires). J�ai �t� frapp� par la mati�re spirituelle presque palpable qui y r�gne. Maintenant que mes enfants sont grands, j�ai envie de d�couvrir l�Afrique que je ne connais pas du tout, � part un bout du Maghreb. L�Europe de l�Est me tente beaucoup, je ne la connais pas du tout � part la Bulgarie malgr� le fait qu�elle soit tr�s pr�sente dans mes livres : l�Archange Michel, dictateur de l�Europe dans L�ange de l�ab�me, habite en Transylvanie.
Bordage, c�est la contraction de "bordure" et de "rivage", plut�t pr�monitoire pour un �crivain des fronti�res tel que vous�
Un "bordage" est aussi un mot de la r�gion pour d�signer le bord d�une ferme ! Blague � part, en voyageant � l�ext�rieur, on voyage � l�int�rieur. Malgr� mon pessimisme, j�estime que le danger est qu�il n�y ait plus d�humains. Les philosophies extr�me-orientales nous enseignent en substance que � tout ce que nous vivons est illusoire �. Je suis persuad� que la mati�re est port� par l�esprit. Et sans esprit plus de mati�re ! C�est Matrix sans le c�t� machinique. Il faut donc que l�homme reste. Propos recueillis par Laurent Simon
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