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Extrait in�dit de la nouvelle :
Edgar a les dents jaunes Par Christophe Paviot, auteur de deux romans au Serpent � Plumes Les villes sont trop petites et Le ciel n'aime pas le bleu.
(...) Un homme
s'approche et m'explique des choses. Ils ont d�cid� de pratiquer une c�sarienne. Je ne m'y oppose pas, ne voyant aucune raison de me manifester, c'est un acte chirurgical banal. Ainsi, l'intervention durera moins longtemps et cette
odeur de vieille viande pourra s'en aller. Ils d�coupent sans tarder une large bouche au niveau du pubis fra�chement tondu. Les �carteurs viennent accentuer le cri de cette bouche pleine de rouge. Une femme plonge ses gants dans le
ventre nervur�. Elle en tire un b�b�. Il est maigre et frip�, couvert de sang et de d�chets sanglants. Le cordon, reptile anim�, jaillit d'un mouvement synth�tique et fouette l'air du bloc op�ratoire. Il est ma�tris�, puis
sectionn�, tandis qu'on accroche unepince au ventre de l'enfant. Un hurlement rauque, une toux grasse, des jambes affreusement recroquevill�es, on me dit que c'est un beau b�b�. A la pes�e, on m'annonce qu'il fait trente-cinq
kilos. On me confirme qu'il s'agit d'un beau b�b�, au cas o� je n'aurais pas compris. Une fois enti�rement d�pli�, il avoisine le m�tre quarante-cinq. Une jeune femme me lit son premier bilan de sant�. Il poss�de quelques dents,
sept au total, il a tous ses cheveux, ils sont blancs comme chez la plupart des b�b�s mais surtout, la bonne nouvelle c'est qu'il a quatre-vingt-douze ans. Il se peut qu'il vive longtemps. Il se peut m�me qu'il atteigne ses
"un an", me confie une fille, ravie. Tu parles, c'est compl�tement inint�ressant de devenir vieux, on s'achemine inexorablement vers les "un an", on sait qu'on n'a plus qu'une ann�e � tirer, c'est le bout de la
vie. Mieux vaut crever avant.
On allonge le gosse sur le ventre de sa m�re. Ses mains viennent d'�tre faites, on lui a coup� profond�ment les ongles. Ils
�taient immenses, de la corne bien jaune, des griffes qui auraient pu blesser la m�re dans le cas d'unpassage par la voie naturelle. On s'est �galement occup� des pieds, leur corne anguleuse n'�pouse pas exactement l'arrondi de
l'orteil, c'est une corne anguleuse. Elle semble vouloir se d�tacher des chairs encore jeunes. Les doigts crochus de l'enfant, pigment�s de t�ches, s'agrippent au sein de la m�re. Les veines �paisses de ses mains luttent avec leurs
propres os et se confondent avec les rivi�res violac�es qui convergent vers les ar�oles mammaires. La peau de son cou s'�tire jusqu'� l'enveloppe de lait, un varan sous des tropiques �lectriques. Au creux de ses oreilles s'organise
une bataille de poils, un syst�me pileux variant dans les gris. Les yeux jaunis luisent de larmes neuves, la barbe irr�guli�re est vieille d'au moins quatre jours et la bouche aux l�vres d�tendues, bave un liquide salivaire. Le
mamelon de P�n�lope durcit sous les assauts de la langue de l'enfant, une grosse langue r�peuse et gluante �rig�e sur des veinules saillantes. P�n�lope lui offre sa chair avec des yeux immenses, des larmes radieuses emplissent ses
yeux et se couchent sur ses joues, �puis�es.
Elle le regarde. Elle me regarde. Elle le regarde. Ses yeux qui s'ouvrent et se referment lentement, c'est pour me remercier. Merci pour quoi? Le gosse s'�nerve sur son sein
droit. Ses vert�bres dessinent une cha�ne sous sa peau, �a fait d�j� bien dix minutes qu'il t�te le salaud. La plus jeune des filles enl�ve le nouveau-n� � sa m�re, il semble perturb� par cette translation soudaine dans l'espace.
Il ne dit cependant rien, se contentant de remuer ses poings. On le fait allonger sur une tablette en inox, la mati�re lisse et froide surprend ses terminaisons nerveuses. Des larmes se poussent aux falaises de ses paupi�res,
il renifle bruyamment, �chappant avec les honneurs aux sanglots. La fille laisse filer une m�che de cheveux � l'or�e de son calot, elle r�ajuste sa joue en glissant le filet blond sous l'�lastique de la protection. De son autre
main, elle �tire la spirale d'un cordon �lectrique et bascule le rasoir sur la position "ON". Le vrombissement surprend l'enfant, mais ce qui d�clenche v�ritablement ses hurlements, c'est le contact de l'appareil avec sa
barbe sale. La grille s'engorge et bute sur les floraisons rugueuses. S'il s'agissait de piles, elles d�gueuleraient leur envie toute enti�re. Mais il s'agit d'�lectricit� nucl�aire. Un fil de bave relie sa bouche � l'inox, une
autre fille arrive, elle lave son nez, sa bouche et ses yeux avec un bout de gaze d�pli�. Je regarde ce petit �tre se d�battre avec ses premi�res lueurs, il ignore la pr�sence de son p�re et je crois que �a ne me laisse aucun go�t
amer. Il me reconna�tra bien assez t�t, il m'appellera sans cesse depuis son berceau. Pendant deux ou trois ans nous aurons � le pousser dans son fauteuil, puis comme tous les enfants, il apprendra peu � peu � se servir de ses
membres sup�rieurs.
Et, lorsqu'il aura assez de force, vers quatre-vingt-neuf ans, il pourra manoeuvrer seul son fauteuil roulant, actionnant maladroitement de ses propres mains, les tubes d'acier chrom�s, jumel�s � des
pneus crissant. Ensuite, s'il n'est pas attard�, vers quatre-vingt-six ans, il marchera avec des b�quilles et courra vers sa m�re et moi pour nous enlacer violemment. Ses mains se seront enhardies. Il sera fatigant. C'est seulement
aux alentours de quatre-vingts ans qu'il quittera cette tutelle d'acier, nous r�conciliant du m�me coup avec l'enfance et son inalt�rable b�tise. Le m�decin accoucheur d�cide que l'enfant est faible, ils entreprennent de l'assister
d'un s�rum nutritif. P�n�lope demande ce qu'il a, ils lui r�pondentqu'il n'a rien. On introduit dans son nez un tube en plastique souple qu'on fixe au-dessus de sa bouche par un sparadrap puissant. Goutte apr�s goutte, les�rum
franchit l'isthme du gosier de l'enfant, d�sormais retenu � la vie parun tuyau transparent. Ils r�glent le d�bit avec la mollette situ�e pr�s de la poche de liquide. Les femmes et les hommes r�unis l� nous accordent des sourires
tranquillisants.
Je m'ennuie, alors j'imagine le gosse quand il aura grandi. Ses d�ceptions, ses exc�s, ses tourments. Il aura son Bac � soixante-seize ans avec un an d'avance. Il sera grand et maigre, n'ayant avec les
aliments que des contacts limit�s. Il d�testera la viande, lui pr�f�rant les soupes et la bouillie de carottes, s'autorisant parfois des p�tisseries gorg�es de chimie molle. Pour f�ter son Bac, il partira en vacances avec ses
copains. D�laissant le sac au profit de valises rigides, ils s'envoleront pour une destination sexuelle. Bangkok, Manille ou Cuba. Ensemble, ils d�couvriront les audaces des tours op�rators, les avions charg�s d'hommes et tous les
arcanes du sexe � bas prix. Ils baiseront des gamines d'� peine quatre-vingt-cinq ans, d�pucel�es � la cha�ne, soumises � la pauvret� de leur famille. Ils �changeront des billets mous, sales et puants contre des caresses dans des
bouges alarmants. Et reviendront grandis de ces exp�riences nouvelles, par�s pour explorer les vagins des filles du club de bridge, pour exploser les pimb�ches du cours de gym au sol et les petites salopes qu'ils rencontreront sur
le parcours de golf.
Le week-end, ce petit con n'attendra pas d'avoir son permis pour emprunter ma bagnole. Avec ses copains, ils quitteront la ville pour rejoindre les rivi�res et conna�tre les joies adolescentes de la
p�che � la mouche et du barbecue bien organis�, agr�ment� de bouteilles qu'ils auront pris soin de tirer dans ma cave. Ils s�cheront les cours pour se rendre chez les d�taillants d'articles de p�che et de chasse. Essayer des gilets
aux velours c�tel�s, des chemises � carreaux d'inspiration germanique ou am�ricaine, et des bottes de caoutchouc parfaitement ergonomiques. Parfois, ils iront r�ver chez les constructeurs nautiques, s'incliner devant la
sophistication de hors-bord hors de prix, destin�s � la haute mer. Ils envisageront peut-�tre des stages de p�che au gros l'hiver, en Californie, en Floride, voire m�me en Antarctique. Et sa m�re s'inqui�tera de cette �mancipation
pr�coce. Sa m�re, il ne l'appellera plus que pour lui demander de l'argent, pour courir les casinos, les tables de black-jack et de poker. Il ne touchera pas aux machines � sous, pr�f�rant les laisser aux vieilles dames de huit ans
et plus. Sa m�re me prendra le bras, elle me dira "regarde comme il a chang�, il ne nous appelle m�me plus pour nos anniversaires, il part, il s'en va". Je lui annoncerai alors que je veux divorcer, partir moi aussi, avec
une fille plus jeune, une fille de soixante-douze ans. Elle m'observera longtemps avant de se mettre � pleurer, de serrer ma main dans la sienne et d'aller se coucher. (...)
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