Instantanés de la Grande Guerre
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Après trois romans biographiques (Ravel, Courir et Des éclairs), Echenoz fait le pari de revenir à la pure fiction par le biais de l'Histoire, et plus précisément de la guerre de 1914. Pour parler de la Grande Guerre, Echenoz choisit la brièveté.
Un roman court, un titre minimaliste, une intrigue des plus simples : cinq hommes partent à la guerre ; deux d'entre eux, Anthime et Charles, dont le lien ne nous est révélé qu'à la page 70, sont amoureux d'une femme ; l'un revient, l'autre non. Comme le déclare le narrateur aux deux tiers du roman, « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant ». Loin de « s'attarder », Echenoz coupe au plus court, taille dans la matière historique pour n'en retenir que certains morceaux : il suit l'orchestre qui accompagne les soldats et dont les musiciens tombent l'un après l'autre sous les balles, décrit l'odeur des tranchées (« cet effluve envahissant de rance, de moisi, de vieux, alors qu'on est en principe à l'air libre sur le front »), l'harnachement des soldats (« du vert wagon au brun cachou»), ou, dans un chapitre entier, les animaux croisés sur les champs de bataille.
Ni fresque ni épopée, 14 est fait d'une succession de plans, larges ou resserrés, dans lesquels compte chaque détail. Aucun grandiose dans ce roman qui joue avec les échelles (quand l'avion de Charles apparaît, c'est un moustique) et qui s'attache à désamorcer la gravité des événements (interrompant le récit de la mort de Charles par une description amusée du village sur lequel va s'écraser son avion), ce qui n'empêche pas que s'installe une gravité plus profonde, mais dénuée de pathos.
Aucune emphase non plus dans cette écriture qui affiche au contraire un détachement, qui choisit la dérision, décrivant, par exemple, un « bras qui, saillant du sol retourné, [...], tient lieu de portemanteau », ou associant de façon incongrue, dans une énumération, des « casseroles sans poignée », un « acte de naissance », un « chien malade » et un « dix de trèfle ». Une écriture qui, dans une apparente désinvolture, se moque effrontément de toute considération de vraisemblance, sape un récit pathétique à peine amorcé, brise toute empathie vis-à-vis des personnages, privilégiant la tendresse d'un regard distancié.
Comme dans ses précédents romans, l'écrivain multiplie les adresses et clins d'œil au lecteur, dévoilant la mécanique romanesque pour mieux la miner, comme dans ce passage d'une audace merveilleuse où le personnage principal, Anthime, a le bras coupé par un éclat d'obus : « Comme s'il s'agissait de régler une affaire personnelle sans un regard pour les autres, il a directement fendu l'air vers Anthime en train de se redresser et, sans discuter, lui a sectionné le bras droit tout net, juste au-dessous de l'épaule. » L'écriture, de même, va droit au but, coupe court à l'émotion, autant qu'aux fastidieuses justifications narratives, pour donner à lire un texte d'une fascinante inventivité et d'une extraordinaire saveur.
Clins d'œil, dérision, ironie sont autant de moyens qui permettent d'éloigner les images pour mieux les voir, de déformer le réel pour mieux en cerner les contours. Posant sur le monde un regard radicalement singulier, Echenoz parvient, avec une puissance poétique rare, à raviver toute l'imagerie de la Grande Guerre.
14
Jean Echenoz
Éditions de Minuit
123 p.- 12,50 €