Mathias Enard
Mathias Enard DR

La compagnie des livres

Chroniques

Rares sont les romans de Mathias Énard où l’on ne voyage pas. Rue des voleurs ne fait pas exception : dans ce roman d’aventures à l’intrigue impeccablement menée, on suit l’errance d’un jeune Marocain de Tanger, Lakhdar, chassé de chez lui après avoir été surpris nu avec sa cousine.

Vagabond à Casablanca, libraire à Tanger pour une association islamiste, employé sur un ferry sur le détroit de Gibraltar, pour se rapprocher d’une jeune Espagnole dont il est amoureux, Lakhdar parvient à gagner Algésiras avant de rejoindre Barcelone et la rue des Voleurs.

Ce roman, qui a la particularité de se terminer en mai 2012, c’est-à-dire quelques mois seulement avant sa parution, a pour toile de fond le Printemps arabe et le mouvement des Indignés en Espagne. Pour Mathias Énard, « il y a des choses que seule la fiction peut aborder dans l’extrême contemporain, seul le roman peut essayer de comprendre les transformations que l’on est en train de vivre ». Rue des voleurs confirme cette hypothèse, en nous offrant une chronique passionnante des deux années qui viennent de s’écouler. Une chronique dont la subtilité tient sans doute à la distance que la fiction permet d’installer : Lakhdar, le personnage principal, ne participe pas au Printemps arabe dont il ne voit rien et dont il ne perçoit que les échos, et n’est qu’un simple spectateur des révoltes espagnoles. Jouet d’un destin sur lequel il a rarement prise, il pose sur les événements un regard d’autant plus distancié qu’il raconte une histoire qui appartient déjà au passé, dans un récit à rebours. Et puis, le récit démarre à Tanger, ville frontière à l’identité multiple, plus proche d’Algésiras que de Casablanca. Le choix de cette ville, sans doute la plus occidentale des villes arabes, permet de battre en brèche l’idée simple selon laquelle il existerait « deux mondes » séparés par la Méditerranée.

C’est avec finesse aussi que ce roman traite de la religion : si Lakhdar souffre des interdits religieux, la croyance et la prière font partie de sa vie, comme la lecture du Coran. Mieux que tous les discours qui nous préviennent contre le danger de « l’amalgame », ce personnage, grâce au jeu de l’identification, brise « l’image uniforme d’une altérité indépassable » dans laquelle le monde musulman, comme l’affirmait récemment Mathias Énard à l’occasion d’un débat, est souvent figé, représenté comme une « entité qu’on essaie de tenir à distance, dans une grande peur où tout serait semblable ».

« Un ciel d’une infinie noirceur »

Au cours de son périple, Lakhdar semble côtoyer toute la violence du monde : celle de son père, qui provoque son exil, les expéditions punitives menées par l’organisation islamiste, le terrorisme, les cadavres de migrants noyés dans le détroit, la répression brutale des manifestations espagnoles…

Or, dans la plus grande des solitudes, au milieu de cette violence noire, il y a, plus que jamais, « le secours des livres » : « les livres nous accompagnent, dit Lakhdar, […] dans la révolte ou la résignation, dans la foi ou l’abandon ». Les romans policiers, d’abord, que le jeune Marocain dévore en quantités, en français. Si Mathias Énard leur rend hommage, il s’en inspire aussi, en construisant une intrigue haletante, digne des meilleurs polars, et en faisant de Rue des voleurs un roman social d’aujourd’hui. Il y a ensuite les récits de voyages, et plus particulièrement celui d’Ibn Batouta (grand voyageur tangérois du XIVe siècle), dans lequel Lakhdar puise d’infinies ressources et des réseaux de sens qui éclairent le monde qui l’entoure. Il y a les mémoires de Casanova, il y a le Coran, bien sûr, et, enfin, la littérature arabe, classique et contemporaine, à travers laquelle on voyage avec bonheur, même si l’on n’en connaît rien (preuve que l’érudition n’a rien à voir avec l’élitisme). En faisant dialoguer magnifiquement les livres, et, partant, les époques et les territoires, dans une sorte d’immense et lumineux palimpseste, Rue des voleurs rend à la littérature le plus beau des hommages.

Mais, dans ce roman en apparence si noir, la gravité ne domine pas, car Mathias Énard mêle les tons aussi bien que les récits : si l’on y retrouve la tonalité mélancolique de Zone ou de L’alcool et la nostalgie, le style, sans rien perdre de la puissance d’évocation des précédents livres, est vif et léger, le récit est rapide et enlevé, la verve de Lakhdar, empruntée aux romans policiers, est alerte, brillante, parfois très drôle. Ainsi, peu de choses manquent dans ce livre infiniment riche qui, pourtant, ne semble jamais trop plein, et la fin éblouissante, qu’on ne dévoilera surtout pas, achève de nous convaincre que Rue des voleurs est l’un des meilleurs romans de la rentrée, et Mathias Énard l’un des écrivains les plus brillants de sa génération.

Rue des voleurs
Mathias Énard
Actes Sud
256 p. – 21,50 €

Last modified onmercredi, 31 octobre 2012 14:51 Read 2555 times