Retour sur... Les époux Robbe-Grillet

Chroniques

On n’entre pas dans la correspondance d'Alain et Catherine Robbe-Grillet, comme  on pénètre dans l'intimité d'un couple intellectuel et artistique présumé sulfureux. Le public a généralement retenu leurs frasques sentimentales, et la relation qu'entretenait l'auteur avec la jeune Catherine de huit ans sa cadette s'est vue qualifiée – trop facilement – de sado-masochiste, de perverse, voire d'incestueuse. Cette réputation n'est pas fondée sur un mensonge : elle existe, mais on ne peut réduire ainsi leurs rapports. La preuve ? 700 pages pour 50 ans de lettres amoureuses. En partenariat avec deslettres.

Quand ils se rencontrent, Alain a 29 ans, Catherine 21. Lui est encore ingénieur agronome – son premier roman, Les Gommes, ne sera publié qu'en 1953 -, elle est étudiante. Mais à l'aune de la notoriété qu'on leur connaît se présage déjà une longue collaboration. Surtout une idylle vivace mais tumultueuse. Car malgré les invitations indécentes et les formules de soumission ce recueil est avant tout le récit d'un amour. Notre jugement, actuel, avisé et sans doute habitué, ne se laisse pas leurrer par ce qui saurait relever du scandale : il lit au-travers de ces lignes les échos de sentiments francs, que les propositions ouvertement sexuelles ne viennent pas entacher. En leurs temps, Alfred de Musset et George Sand aussi s'encanaillaient en s'envoyant des missives au contenu dissimulé mais provocateur ! Pourtant, leur relation n'a pas perdu de son charme ou de son authenticité...

Liberté d'aimer / aimer la liberté

Cette passion des temps modernes commence sur les chapeaux de roue : Alain invite sa « Katia », comme il la nomme, à se serrer contre lui « pour que je te fasse mal, un tout petit peu... ». Il n'y a pourtant rien d'exclusif entre ces deux amants, et là est toute la modernité de couple, libre avant l'heure : ils multiplient les fréquentations, s'adonnent à diverses expériences, mais continuent malgré tout à cultiver leurs sentiments l'un pour l'autre. A la manière de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, ou Jean Cocteau et Jean Marais, ils affichent sans retenue leur affranchissement et leur autonomie : ils voyagent, s'initient à l'art, et jouissent avec liberté d'un certain idéal de la « vie de bohème ». Ces échanges, ce sont autant de témoignages d'une certaine avant-garde, prémices de la future libération des mœurs.

Car, en filigrane de ces 1037 lettres, rassemblées par Catherine Robbe-Grillet, se joue aussi l'essence même de leur production créative. Exit le formalisme des théories et des essais, bienvenue au nouveau né : le « Nouveau Roman ». Une porte d’entrée dans la littérature et l’art par un biais novateur puisque pris dans l'espace intime : outre les évocations des rédactions des Gommes, de La Jalousie, ou encore des préparations de L'Année Dernière à Marienbad, L'Eden et Après… on pénètre dans les fondements de leurs créations. Ces découvertes par la confidence permettent un éclairage original de ces œuvres qui feront le succès de l'auteur. Il n'est donc pas surprenant de découvrir dans ses films une verve hyper-sexualisée, où la femme devient soumise et sujette à différentes perversions, quand on embarque dans la correspondance des deux amants. Catherine, la muse ? Sans aller si loin, l'échange épistolaire permet au moins de surprendre la fougue de leurs amours.

On en deviendrait presque, comme dans un film d'Alain, les « Voyeurs » de leurs rapports : si les débuts sont éclatants, fournis, par la fougue de leur jeunesse, on devine qu'au fur et à mesure des années, et alors que les conversations s'amenuisent, une forme de monotonie s'installe. Comme si le couple finissait par se ranger, s'embourgeoiser, las des frasques qu'on a pu lui attribuer. Alain et Catherine Robbe-Grillet, un couple comme les autres ? Tout de même pas. Dans sa dernière lettre, le 6 novembre 1990, Alain signe : « Et je te serre dans mes bras incesto-paternellement – Ou, plus exactement : Alain ».

Correspondance 1951-1990
Alain et Catherine Robbe Grillet,
Librairie Arthème Fayard, 2012
700 pages / 35€

Last modified onmercredi, 23 octobre 2013 11:19 Read 3031 times
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