B6, un numéro de lettre
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Imaginez un roman sans phrases, où chaque mot est relié à un autre par des traits. Un principe minimaliste qui révèle une richesse d'écriture. Son auteur, David Bessis, grand mathématicien le reste du temps, est parvenu à débarrasser l'écriture de sa grammaire complexe. Ars Grammatica, ou comment déchiffrer les lettres. Entretien…
Que doit-on dire : qu'on a lu votre livre, qu'on a vu votre livre ou bien qu'on a compris votre livre?
La première étape, c'est de dire j'ai feuilleté votre livre. C'est un livre très subjectif avec des souvenirs, des émotions, il y a d'abord une idée de la scène qui se passe et le fait de vouloir raconter la scène au premier degré, au ras des pâquerettes.
Dans quel rayon de librairie trouve-t-on Ars Grammatica?
C'est surprenant mais au premier jour de la sortie du livre, les libraires, un peu effrayés par le livre, ont rangé Ars Grammatica au rayon linguistique. Finalement après quelques bons papiers, il s'est retrouvé sur les étals de la rentrée littéraire en tant que roman.
Le principe du livre est une proposition de lecture ou y a t-il un mode particulier de "décryptage" ?
C'est beaucoup plus simple. Il y a deux types de fonctionnement proposés. Le fonctionnement le plus simple est celui où les mots, disposés sur une page, décrivent une scène particulière. Par exemple, il y a une page qui décrit une plage avec [galet] [algue] [méduse] [mer], c'est une vraie plage qui évoque pour moi un souvenir très précis. C'est très simple, tout le monde comprend qu'un galet plus un galet… ça donne une plage ! Ensuite, il y des pages plus grammaticales. Des adjectifs reliés aux noms qui le qualifient, et la disposition des mots confère une autre force évocatrice. Mais il n'y a pas de messages codés derrière. Ce sont donc des lectures différentes qui peuvent se faire en même temps.
Ars Grammatica est comme un précis de grammaire... mais sans grammaire !
Il y a une certaine ironie à appeler un livre "l'art de la grammaire" alors qu'il n'en comporte pas, du moins pas dans sa conception habituelle. Mais au final, c'est un manuel de grammaire, une manière d'apprendre l'expressivité avec le moins de moyens possibles. De toute facon, le livre reste d'abord et avant tout un roman autour d'une histoire. Concernant le titre, la phonétique me plaisait. Il y avait un côté abracadabra, vieux manuel, un grimoire d'alchimie.
Comment avez-vous bâtit votre roman ?
J'ai commencé à imaginer ces pages à des fins personnelles. Certaines choses m'avaient profondément ému, et lorsqu'on est gagné par l'émotion, on perd le langage. Souvent quand on veut écrire, on a des idées en tête et avec ces idées on cherche à faire des phrases. Mais le moment où on écrit est un moment artificiel, le moment sincère a lieu quand on note les quelques mots de son émotion sur une simple page. Ce n'est qu'à la toute fin que la mise en forme est devenue importante pour clarifier l'histoire et finalement recoller les morceaux, recoller les mots.
Vous prenez tout de même un malin plaisir à jouer avec le lecteur…
Je trouvais très intéressant de faire croire au lecteur que le livre qu'il lisait n'avait aucune importance, que c'était une distraction gratuite. Ensuite, il s'y intéresse plus en profondeur et finalement, la notion de surprise nourrit le plaisir de lecture.
En ce qui concerne les tons du livre, tous les discours un peu théoriques sont en général parodiques. Il y a pas mal de moquerie notamment sur la page du conscient, du proto-conscient et du sub-conscient. Il a y également quelques parodies littéraires mais lointaines, Ma première gorgée de bière par exemple. Ce qui me rebute dans la littérature c'est le fait que les romans sont généralement monocordes. Il n'y a qu'un seul ton, ils sont tristes, ils sont moqueurs ou ils sont sérieux. Avec Ars Grammatica, j'ai la liberté de changer de ton, le lecteur repart à zéro à chaque page, malgré les échos et les effets de miroirs. Résultat : on peut être théorique et ludique, moqueur et sérieux, déprimé et euphorique. D'ailleurs, il y a deux tendances complètement contradictoires qui structurent le livre : d'un côté l'autisme et de l'autre la sensualité. Ici, le livre permet de ne jamais trancher.
Vous avez peut-être écrit le livre de chevet dans sa plus simple définition...
C'est un livre dans lequel on peut piocher, chaque lecture est différente. Le but est de faire quelque chose d'affectif, de sensuel, qui touche les gens dans des choses simples. Par moments, j'ai cru que je faisais un livre puéril avec des thèmes pour adultes mais le fonctionnement et l'immédiateté de la lecture ressemblent peut-être à ce qu'on a connu enfant avec des thèmes simples mais bouleversants.
La critique qu'on a pu vous faire est celle d'avoir fait un livre expérimental…
Les gens s'attardent souvent sur les dispositifs formels. Mais il faut bien comprendre que Ars… n'est pas une oeuvre expérimentale. L'expérimental est souvent une excuse au mauvais livre. Il y avait un risque aussi bien pour moi que pour Allia, mon éditeur. Il fallait faire en sorte que le livre soit pris au sérieux sans pour autant paraître comme une provocation ou un coup médiatique. Ce n'était pas gratuit. Et puis la publication d'un premier roman ( Sprats, chez Allia aussi) m'avait ouvert la voie.
Au final, êtes-vous un mathématicien qui fait de la littérature, ou un auteur qui fait des mathématiques ?
Je ne veux surtout pas être pris pour un mathématicien qui écrit…Quand j'ai eu 15 ans, beaucoup de livres m'ont touché, les Fleurs du Mal de Baudelaire, notamment… Il me paraissait impossible d'écrire à 20 ans. Ensuite quand il a fallu choisir des études, j'ai volontairement choisi des études qui n'étaient pas littéraires. Je détestais l'enseignement du français au lycée, l'exercice du commentaire composé, il suffisait d'appliquer une méthode, d'une malhonnêteté intellectuelle et de mauvais jeux de mot, à une oeuvre pour avoir une excellente note. Ensuite, on se détestait. Ca me répugnait. Et je me suis dis que la seule chance d'avoir une liberté littéraire, c'était de ne pas apprendre la technique et la théorie littéraire. Donc de ne pas faire d'études de lettres. Du coup, parce ce que j'avais les capacités pour, je me suis orienté vers la recherche en mathématiques. En tous, cas je ne veux surtout pas imposer au lecteur le fait d'être chercheur en math !
Photo: Sebastien Dolidon
www.dolidon.fr
Ars grammatica, de David Bessis, éd. Allia,
78 pages, 6,10 euros.
Charles Patin_O_Coohoon
David Bessis
Ed.
0 p / 0 €
ISBN:
Que doit-on dire : qu'on a lu votre livre, qu'on a vu votre livre ou bien qu'on a compris votre livre?
La première étape, c'est de dire j'ai feuilleté votre livre. C'est un livre très subjectif avec des souvenirs, des émotions, il y a d'abord une idée de la scène qui se passe et le fait de vouloir raconter la scène au premier degré, au ras des pâquerettes.
Dans quel rayon de librairie trouve-t-on Ars Grammatica?
C'est surprenant mais au premier jour de la sortie du livre, les libraires, un peu effrayés par le livre, ont rangé Ars Grammatica au rayon linguistique. Finalement après quelques bons papiers, il s'est retrouvé sur les étals de la rentrée littéraire en tant que roman.
Le principe du livre est une proposition de lecture ou y a t-il un mode particulier de "décryptage" ?
C'est beaucoup plus simple. Il y a deux types de fonctionnement proposés. Le fonctionnement le plus simple est celui où les mots, disposés sur une page, décrivent une scène particulière. Par exemple, il y a une page qui décrit une plage avec [galet] [algue] [méduse] [mer], c'est une vraie plage qui évoque pour moi un souvenir très précis. C'est très simple, tout le monde comprend qu'un galet plus un galet… ça donne une plage ! Ensuite, il y des pages plus grammaticales. Des adjectifs reliés aux noms qui le qualifient, et la disposition des mots confère une autre force évocatrice. Mais il n'y a pas de messages codés derrière. Ce sont donc des lectures différentes qui peuvent se faire en même temps.
Ars Grammatica est comme un précis de grammaire... mais sans grammaire !
Il y a une certaine ironie à appeler un livre "l'art de la grammaire" alors qu'il n'en comporte pas, du moins pas dans sa conception habituelle. Mais au final, c'est un manuel de grammaire, une manière d'apprendre l'expressivité avec le moins de moyens possibles. De toute facon, le livre reste d'abord et avant tout un roman autour d'une histoire. Concernant le titre, la phonétique me plaisait. Il y avait un côté abracadabra, vieux manuel, un grimoire d'alchimie.
Comment avez-vous bâtit votre roman ?
J'ai commencé à imaginer ces pages à des fins personnelles. Certaines choses m'avaient profondément ému, et lorsqu'on est gagné par l'émotion, on perd le langage. Souvent quand on veut écrire, on a des idées en tête et avec ces idées on cherche à faire des phrases. Mais le moment où on écrit est un moment artificiel, le moment sincère a lieu quand on note les quelques mots de son émotion sur une simple page. Ce n'est qu'à la toute fin que la mise en forme est devenue importante pour clarifier l'histoire et finalement recoller les morceaux, recoller les mots.
Vous prenez tout de même un malin plaisir à jouer avec le lecteur…
Je trouvais très intéressant de faire croire au lecteur que le livre qu'il lisait n'avait aucune importance, que c'était une distraction gratuite. Ensuite, il s'y intéresse plus en profondeur et finalement, la notion de surprise nourrit le plaisir de lecture.
En ce qui concerne les tons du livre, tous les discours un peu théoriques sont en général parodiques. Il y a pas mal de moquerie notamment sur la page du conscient, du proto-conscient et du sub-conscient. Il a y également quelques parodies littéraires mais lointaines, Ma première gorgée de bière par exemple. Ce qui me rebute dans la littérature c'est le fait que les romans sont généralement monocordes. Il n'y a qu'un seul ton, ils sont tristes, ils sont moqueurs ou ils sont sérieux. Avec Ars Grammatica, j'ai la liberté de changer de ton, le lecteur repart à zéro à chaque page, malgré les échos et les effets de miroirs. Résultat : on peut être théorique et ludique, moqueur et sérieux, déprimé et euphorique. D'ailleurs, il y a deux tendances complètement contradictoires qui structurent le livre : d'un côté l'autisme et de l'autre la sensualité. Ici, le livre permet de ne jamais trancher.
Vous avez peut-être écrit le livre de chevet dans sa plus simple définition...
C'est un livre dans lequel on peut piocher, chaque lecture est différente. Le but est de faire quelque chose d'affectif, de sensuel, qui touche les gens dans des choses simples. Par moments, j'ai cru que je faisais un livre puéril avec des thèmes pour adultes mais le fonctionnement et l'immédiateté de la lecture ressemblent peut-être à ce qu'on a connu enfant avec des thèmes simples mais bouleversants.
La critique qu'on a pu vous faire est celle d'avoir fait un livre expérimental…
Les gens s'attardent souvent sur les dispositifs formels. Mais il faut bien comprendre que Ars… n'est pas une oeuvre expérimentale. L'expérimental est souvent une excuse au mauvais livre. Il y avait un risque aussi bien pour moi que pour Allia, mon éditeur. Il fallait faire en sorte que le livre soit pris au sérieux sans pour autant paraître comme une provocation ou un coup médiatique. Ce n'était pas gratuit. Et puis la publication d'un premier roman ( Sprats, chez Allia aussi) m'avait ouvert la voie.
Au final, êtes-vous un mathématicien qui fait de la littérature, ou un auteur qui fait des mathématiques ?
Je ne veux surtout pas être pris pour un mathématicien qui écrit…Quand j'ai eu 15 ans, beaucoup de livres m'ont touché, les Fleurs du Mal de Baudelaire, notamment… Il me paraissait impossible d'écrire à 20 ans. Ensuite quand il a fallu choisir des études, j'ai volontairement choisi des études qui n'étaient pas littéraires. Je détestais l'enseignement du français au lycée, l'exercice du commentaire composé, il suffisait d'appliquer une méthode, d'une malhonnêteté intellectuelle et de mauvais jeux de mot, à une oeuvre pour avoir une excellente note. Ensuite, on se détestait. Ca me répugnait. Et je me suis dis que la seule chance d'avoir une liberté littéraire, c'était de ne pas apprendre la technique et la théorie littéraire. Donc de ne pas faire d'études de lettres. Du coup, parce ce que j'avais les capacités pour, je me suis orienté vers la recherche en mathématiques. En tous, cas je ne veux surtout pas imposer au lecteur le fait d'être chercheur en math !
Photo: Sebastien Dolidon
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Ars grammatica, de David Bessis, éd. Allia,
78 pages, 6,10 euros.
Charles Patin_O_Coohoon
David Bessis
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Last modified onlundi, 15 juin 2009 22:41
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