Quel était le projet initial de votre dernier livre, Ne pas toucher ? Je voulais décrire la relation entre un homme et une femme vue uniquement du point de vue de l'homme, relation fondée sur un interdit : lui la désire et pour un ensemble de raisons et d'obstacles, il ne peut pas la posséder. J'avais vécu une situation de ce type et je voulais écrire sur ce sujet. Une fois ce thème dégagé, ça m'a ramené à la littérature tragique du 17ème fondée sur le rapport conflictuel que peuvent entretenir la loi et le désir -comme chez Racine, mais aussi chez Madame de La Fayette. Ne pas toucher était initialement une réécriture de La Princesse de Clèves. Même après la mort de monsieur de Clèves, la Princesse repousse Nemours en disant que l'histoire qu'ils pourraient vivre aboutirait de toute façon à de la douleur et que le jeu n'en valait pas la chandelle… Dans chaque histoire d'amour, on reproduit le même schéma. Pourquoi relancer le processus puisque tout finit toujours par se corroder, se déliter ? Pourquoi ne pas se dire : " C'est du bonheur, mais c'est aussi tellement de souffrance, est-ce qu'il ne vaut mieux pas s'en tenir là ? " C'est une question que je me suis souvent posée. La part d' autobiographie dans vos livres semble plus importante qu'il n'y paraît… Pas dans les premiers, mais à partir de Remue-ménage [quatrième roman d'Eric Laurrent], ç'a toujours été un grand plaisir pour moi de glisser çà et là des choses qui me sont arrivées, des détails vécus, des souvenirs légèrement remodelés… Mes livres sont extrêmement autobiographiques, mais je suis le seul à le voir. Sinon, la figure de l'auteur apparaît de temps à autre, un genre de clin d'œil… Il n'y a pas vraiment d'intrigue dans vos livres, plutôt une structure avec des variations -un ou plusieurs couples qui se font ou se défont suivant différentes modalités, notamment… Ce qui compte, ce n'est pas tant l'histoire que la façon dont on la raconte ? Dès mon premier livre, raconter des histoires ne m'a jamais intéressé. J'ai la passion des mots, je les collectionne comme d'autres les timbres, je travaille beaucoup le lexique, mais aussi le rythme, les périodes, et je suis très intéressé par la grammaire, les règles de construction d'une phrase. La forme est l'une de mes préoccupations principales. J'ai toujours pensé que j'avais une imagination extrêmement pauvre et quand j'ai commencé à écrire, la poésie m'intéressait davantage que le roman. J'ai toujours eu ce fantasme de vider complètement le livre du récit, des personnages, des situations, pour faire se succéder uniquement des scènes de pure contemplation. Je n'ai jamais réussi. J'ai fait plusieurs essais, mais cela ne fonctionnait pas. Du coup, je me suis installé dans des formes assez convenues, afin de jouer avec les stéréotypes et les lieux communs de ces genres-là, le genre romanesque et ses déclinaisons, policier, sentimental, espionnage, burlesque, voire tragique… Quitte à s'accorder de temps à autre des moments d'échappée belle où le récit bifurque, recule, se suspend. Le vieux rêve du livre sur rien… C'est pour ça que je choisis toujours les scénarios les plus convenus possibles : pour m'en débarrasser. Remue-ménage, c'est l'histoire de deux colocataires qui tombent amoureux suivant un catalogue de clichés… Pour décider de l'intrigue, j'ai enfilé les sitcoms, les feuilletons sentimentaux, j'ai lu du Barbara Cartland, et je me suis inspiré des comédies américaines des années 30, 40, 50 : Cukor, Lubitsch, Billy Wilder… Et Dehors, le roman suivant, était un développement de Remue-ménage ? Plus de personnages, plus de chassés-croisés amoureux, plus de sophistication dans le marivaudage ? J'ai écrit Remue-ménage dans des circonstances étranges. J'avais publié trois livres aux éditions de Minuit pour lesquels on ne m'avait demandé aucun changement, j'avais trente-deux ans, un certain succès critique, et soudain j'ai pensé qu'à présent les romans c'était terminé : je pouvais arrêter d'écrire des histoires et faire ce que je voulais. J'ai alors écrit coup sur coup deux livres pseudo-expérimentaux que les éditions de Minuit ont refusé. Ce qui m'a beaucoup découragé, je me suis vraiment remis en question. C'est alors qu'est venu Remue-ménage, pour lequel j'ai réutilisé des bouts des livres refusés et repris des stéréotypes de la littérature Harlequin et du feuilleton sentimental pour l'intrigue. Vu les échecs précédents, je me suis montré très prudent et je me suis imposé la simplicité : très peu de personnages, très peu de situations. Puis Remue-ménage a été accepté et je me suis dit que j'avais péché par défaut, que j'aurais pu aller plus loin. D'où Dehors. Je voulais d'ailleurs écrire une trilogie dans cette veine des chassés-croisés amoureux, qui sait d'ailleurs si elle ne verra pas le jour un peu plus tard… Et comment situez-vous Ne pas toucher par rapport à ces deux livres ? Il ne s'inscrit pas dans une continuité, sinon du point de vue de l'écriture. C'est à cet égard l'aboutissement d'un cycle dans la mesure où c'est une sortie du roman -passagère ou définitive. Toutes les influences que j'ai eues comme auteur ou lecteur y sont -Flaubert, Proust, des vers de Racine, de Mallarmé, une page construite sur des alexandrins... Je me suis amusé comme un fou. J'ai d'ailleurs beaucoup gommé pour éviter l'excès de clins d'œil et de pastiches -même si je considère que la littérature est avant tout un art de la combinatoire, un travail et un détournement de traditions et de formes préexistantes. Après ce livre, j'ai eu le sentiment que je maîtrisais un certain nombre de techniques et qu'il était temps de passer à autre chose. Comme si tout ce que j'avais fait jusqu'ici était des exercices de style. J'ai eu beaucoup de chance d'être publié, mais c'est un peu comme si j'avais fait mes gammes en public au lieu de les faire dans le silence d'une chambre. Vous partagez beaucoup des refus du Nouveau Roman… Comment est-ce que vous vous situez par rapport à ce mouvement ? Disons que je sais ma dette. Mais il y avait une radicalité, tant chez Beckett, Simon, Robbe-Grillet que Pinget, un rejet des anciennes formes tandis que je les ai réinvesties en m'inscrivant dans une continuité par rapport à la tradition romanesque. Et puis dans mes livres il y a toujours des personnages, une histoire avec un début et une fin... En fait, je me suis toujours dit qu'on ne pouvait pas aller plus loin que Beckett dans la déconstruction et l'abstraction. Quand j'ai commencé à écrire, j'avais l'impression d'être dans la situation d'un peintre qui veut refaire de la figuration après Carré blanc sur fond blanc… Les Atomiques [deuxième roman d'Eric Laurrent] a été écrit à l'ombre de Beckett, de ses personnages qui n'existent qu'à peine et trouvent encore le moyen de s'effacer, de se dissoudre davantage dans le néant, comme dans Malone meurt. Beckett a épuisé le roman par le vide, j'ai voulu dans Les Atomiques l'épuiser par le trop-plein. Or, quel est le genre romanesque où il se passe le plus de choses ? Le roman d'espionnage. Du coup, j'ai écrit un roman d'espionnage fourre-tout où il se passe sans cesse tout et n'importe quoi, un rebondissement à chaque page… Complètement délirant. J'aurais sans doute honte en le relisant aujourd'hui, mais j'avais besoin de passer par là. Quittons la forme pour le fond : le discours amoureux est un thème récurrent dans vos livres… Vous vous considérez comme un moraliste ? Peut-être, dans la mesure où il s'agit d'analyser le cœur et ses raisons à la façon d'un La Rochefoucauld -pas de sentimentalisme mais des constats sans fard, assez désespérés. Cela m'a toujours beaucoup intéressé, d'autant que j'ai toujours eu une vie sentimentale chaotique. Dans le livre que j'écris actuellement [une autobiographie qui détourne les conventions du genre], il y a également une interrogation sur le fonctionnement du désir et la cristallisation amoureuse. J'ai toujours voulu comprendre, dégager des lois générales -vieux projet proustien- d'autant que je m'estime sans aucune illusion sur ce plan-là. Ce qui me passionne, c'est l'amour quand il n'est pas idéalisé (d'où précisément mon intérêt pour Proust et sa dissection des sentiments). J'ai une vision très noire, très pessimiste des rapports amoureux. Ce qui ne m'empêche pas de tomber amoureux, et justement, on en revient à ce que je disais tout à l'heure : on sait qu'on va souffrir et pourtant on se lance… On souffre horriblement et pourtant on reste embourbé dans cette souffrance. Pourquoi ? Vous brodez sur le canevas de la vanité du désir, vous évoquez Beckett… En définitive, ne livrez-vous pas une nouvelle version de l'absurde, plus tonique parce que faussement légère et émaillée de traits d'esprit ? Je me considère comme un joyeux pessimiste. " Mieux vaut en rire de peur d'être obligé d'en pleurer ", comme dirait Bossuet, ou si vous préférez : " Rien de ce qui est fatal ne doit nous affliger " pour citer les Stoïciens.
Minh Tran Huy
Eric Laurrent Ed. 0 p / 0 € ISBN:
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