Alors que s’ouvre le Salon du Livre, grand raout annuel du monde des Lettres, Zone Littéraire donne la parole à un écrivain en rupture avec le milieu français de la culture, Marc-Édouard Nabe, dont Le Dilettante réédite cette année le premier livre, Au Régal des vermines. En réponse à la célebration de la francophonie, celui qui dit adorer la langue française blâme la « conception étriquée qu’en a l’esprit français ». Il regrette le peu de considération que la France a pour les écrivains étrangers, grande part de son panthéon personnel, et revendique depuis ses débuts la jouissance du Verbe, une transgression sociale dont « la France a toujours eu peur ». Ce rare désir de liberté, assouvi sans réserve, est peut-être la raison du peu de cas que le « milieu littéraire » a fait de ses vingt sept livres, qui déploient tous une langue déchaînée, inventive et exaltée comme on en lit peu. Et les réticences gênées ne se font pas attendre. Publié en 1985, Au Régal des vermines dressait déjà un procès-verbal implacable : « quand je me suis vu méticuleusement refermer toutes les portes, j’ai bien dû me rendre à l’évidence : Rimbaud est un vieillard ». Dans ce premier jet enthousiaste et vindicatif, Marc-Édouard Nabe n’aspirait qu’à deux choses : l’Art et la liberté du créateur. En plein cœur des très molles années 1980, il fustigeait l’officialisation des grands artistes disparus, le dévoiement de leurs révoltes par la culture de masse et refusait catégoriquement la doctrine imposée de « la mort de l’Art ». Et qu’on lui parle d’art, il prétend savoir de quoi il retourne. Conçu, né et élevé dans le jazz, musique dont on ne chantera jamais assez les belles révolutions, guitariste lui même et peintre chérissant la couleur, il a choisi de vivre d’écriture pour plonger dans le réél et y ramener de la vérité. Un Idiot Dostoïevskien habité par un swing drôle et tragique, dont la carrière lancée avec fracas fut jalonnée d’incompréhension et de dénigrement dans une société française aspirant au conformisme social et culturel. Vingt ans plus tard, le constat qu’il développe dans une grande préface à la nouvelle édition du Régal est amer. Il a toujours trouvé l’amitié parmi les artistes, dont Michel Houellebecq, et les inimitiés chez les éditeurs historiques et les journalistes de masse. Des prises de position parfois radicales lui ont valu des procès, il a subi les qualificatifs humiliants, il perd aujourd’hui son éditeur, Le Rocher. Alors qu’on sorte un magnétophone, il sort le sien, par souci de la preuve. Entretien avec un écrivain volubile, activiste virevoltant d’une seule cause : le présent et sa joie ! Propos recueillis par Marc Delaunay et Laurent Simon Le Salon du livre prend des airs de sommet de la francophonie. Il y a déjà le patronage de Chirac, il ne manque que les chefs d’état africains. Ca vous agace ? Non. Le salon du livre ce n’est que de la Culture, c’est tout à fait la place d'un président de la République, mais ce n’est pas la mienne. Je n’ai pas à être au milieu des gens de lettres, à mon tour de les boycotter ! La dernière fois que j’y suis allé, on m’a jeté une coupe de champagne à la figure. C'a été admirable et symbolique : en me rebaptisant ainsi, sainte Josyane Savigneau [ancienne rédactrice en chef du Monde des Livres, ndlr] voulait me dire « vous n’avez rien à faire ici ». Je l’ai entendu autrement : « vous méritez mieux que ce petit monde là »… Ce n’est pas parce que j’écris des livres que je dois fréquenter le milieu littéraire. C’est une tentation à laquelle succombent la plupart de mes collègues. Même les plus "rebelles". Finalement, c’est comme quand on a des enfants : il y a une espèce de communauté de parents d’élèves qui se met en place de manière tout à fait insidieuse. Ca commence le premier jour d’école, il se crée une connivence, puis une fréquentation, voire une amitié. C’est à ce moment là que j’ai pris les jambes à mon cou. C’est le même principe avec le milieu, tout aussi infantile, des Lettres. Les écrivains, parce qu'ils publient, se croient obligés de fréquenter d'autres écrivains, et aussi des éditeurs et des journalistes. Et en plus c'est intéressé, car ils misent sur les journaux dans lesquels ils pigent pour qu'ils leur fassent des articles quand ils sortiront leurs navets. Voilà pourquoi quelqu'un qui ne n'entretient pas son réseau entre deux romans peut être sûr que la presse et les médias passeront les sien à l'as. Faut il aller chercher la littérature dans la francophonie ou carrément à l’étranger ? Personnellement, mes influences sont très peu françaises. Même s’il y a quelques écrivains de " l’Hexagone " parmi elles, c’est une garde qui cache toute une armée. Derrière Léon Bloy, Suares ou Celine, il y a Strindberg, DH Lawrence, les frères Powys, Thomas Wolfe, Malaparte, Gogol, Gadda, Lezama Lima… des auteurs complètement négligés. Sans parler de Kafka ou Dostoïevski que les "lettrés" français font semblant d'apprécier pour de mauvaises raisons. Ce sont eux mes vrais maîtres dans l’écriture, dans la façon de concevoir une oeuvre. Ils ont exploré d’autres terres beaucoup plus intéressantes que celle de la culture frenchy. J’adore la langue française mais je ne veux pas appartenir à la culture française. L’idéologie française me débecte. Qu’est ce que cette fameuse idéologie française ? L’esprit français est horrible, on s’en est toujours plaint. Il a une conception tellement étriquée de la langue. Nous autres écrivains français lyriques d’inspiration étrangère, avons toujours souffert des idées, de l’idéologie, de la politique -au sens le plus restreint- qui encombrent et empêchent d’atteindre le Verbe ! La France est un pays qui est contre le Verbe. Voilà, c’est tout, et elle adore le dire dans un blabla explicatif détestable ! Ca se complique pour les écrivains, dans ce cas . La culture est de leur côté mais le Verbe les fuit. Quel est leur rôle, finalement ? Un écrivain n’est pas un acteur, il ne joue donc pas. Même le rôle du refoulé que je suis pourtant, je ne veux pas l’endosser. Moi j'écris la pièce, je ne joue pas dedans. Je suis un inventeur de formes, un transgresseur de celles qui existent. Mes poèmes, mes romans, mes aphorismes n’en sont pas. Je ne veux pas de romans comme les lecteurs traditionnels du roman l’entendent. Voilà pourquoi les miens ne sont pas encore compris. Il faut casser tous les clichés qu’ils soient classiques ou avant-gardiste. Il y a un dogme de la narration pour les journalistes ou les amateurs de littérature auquel on ne peut opposer aucun blasphème. Je ne suis ni un romancier pompier qui n'a rien à dire, ni un avant-gardiste qui cache qu’il ne sait pas raconter une histoire. En vingt ans de vie éditoriale, depuis la sortie d’Au régal des vermines jusqu’à sa réédition, peut on dire que vous avez réussi dans la subversion ? « De défaite en défaite jusqu’à la victoire », disait Mao Tse toung. On pourrait également citer Napoléon : « Quand on regarde une victoire dans le détail, on en voit qu'une succession de défaites » ! Etre un écrivain subversif -comme vous dites- était un rêve d’enfant. Au Régal des vermines était le livre de mes vingt ans et j’ai mis cinq ans à trouver un éditeur : Bernard Barrault. Ca n’a pas été facile. Est-ce que vous aviez envisagé ces difficultés au départ ? Oui, inconsciemment, mais il faut un certain niveau d’inconscience pour pouvoir le faire. Comme un sportif qui saute pour la première fois en parachute. Les préoccupations concrètes de rendre réalisable l’entreprise prennent le pas sur la peur ou le fantasme. Y avait il une volonté de bousculer la société ? C’est ce qu'a toujours voulu faire tout artiste. Un écrivain ne doit pas, à chaque phrase, essayer de bourrer ses contemporains de somnifères mais au contraire de les réveiller. On peut le faire avec des baisers, d’autres leur foutent des baffes. Je ne trouve pas la société assez belle pour la réveiller à coups de baisers… Ayant été refoulé et l’étant toujours, ce serait du « schpountzisme » de croire que j’ai eu une influence réelle sur la société d’aujourd’hui ! Un espace n’est il en train de se créer à la suite de Houellebecq ou de Dantec. La parole allouée à l’écrivain n’est elle pas plus libre maintenant ? La réponse suprême opposée à l’écrit, c'est le silence. La mise à l’écart, la réduction de la parole de l’écrivain est la seule preuve que celui-là est libre. En poussant un peu, on pourrait dire, et ça m'intéresse de plus en plus, que celui qui arrive à s'exprimer n'est pas libre de le faire… On essaie de transformer des petits scandaleux en subversifs, qui, finalement collent très bien à leur époque. Ils sont rangés plutôt que dérangeants. Demandez-leur plutôt à eux, on vient toujours me voir pour parler d'eux, mais eux se gardent bien de parler de moi, ils se comportent à mon égard comme les officiels qui soi-disant les accusent de tous les maux. Quant à l’espace de liberté dont vous parlez, mon exemple montre que cela est faux. Au moment où l’un est accepté et devient une institution littéraire et l’autre retrouve un éditeur pour son journal intime, moi c’est le contraire: je n’ai plus d’éditeur, on me coupe les vivres et on m’empêcherait de publier mon propre journal intime si je n'avais pas eu la bonne idée prémonitoire de l'interrompre il y a quelques années… Je suis donc obligé de rééditer mon premier livre, épuisé depuis vingt ans, qui n’avait pas été lu par toute une génération. Le seul critère du dérangement est la mise sous silence, à toute époque. On vous refoule. La petite médiatisation qui a eu lieu autour de mon livre n’est là que pour éviter que je me plaigne d’être ostracisé. Une petite émission de télé, une petite émission de radio, un petit article, c'est toujours utile pour me discréditer quand je remarque qu’on ne parle pas assez de mes livres pour qu'ils se vendent, et donc pour que je puisse en écrire d'autres… C’est une conspiration ? Non, je l’ai déjà dit: je ne crois pas à l’existence d’un complot. C'est plutôt une mode à l'envers: c'est dans l'air du temps de me débrancher. Gogol se déplaçait toujours avec une valise remplie des articles négatifs écrits sur lui. Cela lui permettait de lutter contre la paranoïa et d’exorciser la douleur de traîner ça dans sa tête tout le temps. C’était sa valise de merdes, sa poubelle avec qui il sortait toujours. Il la mettait sous les tables et pouvait penser à autre choses. C’était une manière de se dire qu’il ne rêvait pas cette hostilité et en même temps de s’en libérer. Y-a-t-il toujours une mainmise soixante-huitarde sur la culture ? Je crois avoir été le premier, déjà en 1985 à la dénoncer. Il fallait dire non à cette fausse liberté, à cette fausse révolte, cette fausse subversion qui était la trahison des idéaux libertaires des années 60 par des bourgeois " de gauche " désireux de remplacer ceux " de droite ". La France est elle gavée d’Art et de littérature, au point d’en être blasée et de la négliger ? Non, le vrai problème est la carence d’Art. Il y a une ignorance fondamentale de ce qu’est une oeuvre d’Art depuis une soixantaine d’années. J’ai vécu dans l’Art depuis toujours et je veux le défendre. A mon sens, même un militantisme de l’Art ne serait pas suffisant. C’est crucial de lutter contre sa prétendue mort inculquée comme une Loi depuis Marcel Duchamp. Lui-même a d’ailleurs été mal compris : Duchamp n’était pas contre l’Art, il était contre la « culturisation » de l’art, sa récupération par les parasites cultureux. Il swinguait autant que Duke Ellington, dont il était contemporain. La confusion qu’on entretient entre la culture et l’Art, entre le beau et le joli, entre le social et le révolutionnaire, tout cela fait qu’on n’a plus le sens de ce qu’est une oeuvre. Vous vous mettez en scène de façon très exhaustive dans toute votre œuvre. Est ce pour atteindre l’ultime subjectivité ou l’ultime objectivité ? Je suis extrêmement objectif. Mon expérience personnelles des artistes et celle que m’a rapporté mon père, de la bouche même des génies du jazz qu'il a fréquentés à New York au milieu des années 50, est que le grand art n'est qu'objectivité. Une seule note à jouer dans telle ou telle circonstance. Miles Davis n’est que le concrétisateur objectif d'une évidence qui se présente. Il y a sur chaque événement une seule chose à dire, même si certains ont peur de le faire. C’est pour cette raison que je me sens souvent obligé de le faire puisque les autres ne s'y collent pas. Ce n’est pas mon goût qui est en jeu. Je passe pour un provocateur subjectif, alors que je suis un "dégageur de sens" objectif. Pour aller vers plus d’objectivité, la science est récemment venue au secours du roman en France. Cette voie est elle la bonne ? Je ne crois pas. Moi je suis dans le présent et sa transfiguration. C’est la définition parfaite de l’improvisation jazzistique. La transfiguration implique la mystique de l’instant et l’improvisation qui en découle, qui en dépend. C’est la joie de mourir plutôt que la joie de vivre qui est présente chez la plupart de mes collègues. Voilà pourquoi ils se réfugient dans un futur qui est d'autant plus facile à imaginer qu’il n’arrivera pas. Ils se tromperont et ils se trompent déjà. Je prends toujours l’exemple de Robida [illustrateur de Jules Verne, ndlr] qui a imaginé des vélos volants dans Paris à l'an 2000, mais pas des téléphones portables ! Le suc de l’œuvre est donc la mystique et rien que la mystique, pour vous. Oui, même Marcel Duchamp, pour y revenir, était un mystique. Il n’était pas un nihiliste mais un mystique du rien. Le ready-made est une œuvre totalement mystique. On prend un objet et on le sacre. On l'entoure d' une liturgie. Marcel a pris un porte-bouteilles du BHV " au hasard" et en a fait un calice, un tabernacle. Ceux qui suivent Duchamp en désacralisent au contraire l’objet dénaturent sa subversion. Houellebecq fait partie de ces grands « désacralisateurs ». Dans votre préface, vous vous déclarez être à ses antipodes, mais vous avez pourtant tellement de points communs… Déjà topographiques, puisqu’on était voisins. Moi qui ai des difficultés à gagner ma vie aujourd'hui, je crois que je vais finir guide de cour d'immeuble ! Je vais me faire payer pour faire visiter aux fans du Prix Interallié 2005 l’endroit où a vécu le grand Michel ! Vous le revoyez ? Non, mais on se parle à travers nos livres, celui-là en particulier, Le Vingt-septième livre… C’est le seul écrivain à qui j’ai eu envie de parler aujourd’hui sans avoir besoin de se téléphoner. Il est intéressant de voir que l’époque a produit deux écrivains si différents qui habitaient juste à côté. L’analyse n’avait jamais été faite, je me suis permis de la faire. Est-ce que vous allez continuer à écrire, est-ce que vous avez encore envie ? Ah oui ! Toute ma vie, j’aurais envie d’écrire. Ce n'est pas une question d'envie, mais de possibilité éditoriale. Tant que je ne retrouverai pas la liberté que j'avais de publier ce que j'ai à écrire, je ne pourrais pas avancer. Il y a certaines choses qui ne peuvent pas être dites clairement aujourd'hui, et moi je ne veux pas accepter de les dire d'une façon plus obscure pour m'adapter à l'édition française! Prenons comme signe que tout ce que j'aurais à dire sur les manifestatins d'aujourd'hui, vous même sur internet vous ne pouvez pas les mettre en ligne car mon dégoût pour les jeunes anti- CPE et ma détestation des vieux pro-CPE sont irrecevables. A peine si vous me laissez dire que je suis du côté des casseurs qui sauvent l'honneur de ces étudiants luttant pour plus de sécurité, en massacrant la Sorbonne comme l'autre soir. Péguy aurait été fier d’eux. Je suis obligé de remarquer que la violence qui s’exprime aujourd’hui en France coïncide avec la réédition de mon premier livre. Au régal des vermines devrait être dans la poche de tous les casseurs !…
Laurent Simon
Marc-Edouard Nabe Ed. 0 p / 0 € ISBN:
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