23 Jui 2011 |
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Argentine,1977. Emilia et Simón sont géographes. Ils viennent de se marier, partent en mission commune pour cartographier une région inconnue, et se perdent l’un l’autre en tombant aux mains d’obscurs militaires. Dans son ultime roman, Tomás Eloy Martinez construit une fiction intimiste pour mieux nous plonger dans l’Histoire de son pays, et tenter d’en éclairer les années noires.
L’Enfer n’est jamais loin. Et il est d’autant plus effrayant que si celui de Dante demeure a priori fictionnel, au moins parabolique, celui de Tomás Eloy Martinez est tout à fait réel, bien qu’oblitéré pendant de longues années. En l’occurrence l’Argentine des années 1970, quand une armée de généraux dictatoriaux se sont emparés du pouvoir. Ne tolérant aucune critique ou opposition ils ont entrepris de faire taire toute source de contestation potentielle. Afin de limiter les risques, autant viser large. Et quel meilleur remède que la disparition pour obtenir le silence désiré ? Parce qu’il était d’une origine moins noble qu’Emilia, dont le médecin de père avait noué des liens privilégiés avec le régime tout neuf, Simón était inéluctablement suspect. Il en allait donc de la sécurité de la famille – voire de celle du pays – , qu’il disparaisse plutôt que de risquer qu’il fomente un complot ou trouble un dîner. D’autant plus qu’étant géographe, qui plus est spécialisé dans le dessin des cartes, il représentait une gêne évidente pour un gouvernement qui s’évertuait à faire oublier et donc effacer certaines régions non essentielles ou au contraire fort utiles pour y dissimuler des opérations et entreprises inavouables. Simón est ainsi arrêté au cours d’une de ses premières missions en compagnie de sa jeune épouse Emilia, retenu et emprisonné par des militaires sourds à toute justification professionnelle quant à sa présence sur un territoire si peu habité. Ni officiellement mort, ni assurément vivant, Simon accède ainsi au statut de disparu, euphémisme glaçant qui fut le lot de tant d’hommes à cette époque. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas S’ensuit la prostration, le silence, la colère puis l’exil aux États-Unis d’Emilia, un temps tenue de rester aux côtés d’un père qui multiplie prises de position et compromissions avec un pouvoir toujours plus tyrannique. Aucune preuve de mort ni de vie de Simón. Autant dire que le temps semble arrêté. Relayant cet entre-deux, ce flottement, cet indéfini perpétuel, Martinez dénonce le négationnisme, le mensonge trop longtemps érigés en système en Argentine. Ni administrativement veuves, ni concrètement épouses, des milliers de femmes ont – et continuent aujourd’hui encore – recherché celui qui leur a été enlevé sans qu’elles soient autorisées à en porter le deuil. Un non-dit qui renvoie aux pires horreurs du totalitarisme, nie la réalité et annihile toute forme de rationalité logique, renvoyant les victimes à leur force morale… ou à la folie. Car en l’absence de trace, de discours logiquement articulé, toute raison disparaît et cède la place à l’univers souhaité et présenté par le régime en place. Effacement contre cartographie. Mutisme contre vérité. Tout ce qui peut contribuer à révéler que ce soit des frontières, des territoires inconnus ou des prisons à ciel ouvert est suspect. Tout ce qui peut risquer de faire obstacle à la maîtrise du temps et de l’espace d’une Histoire dont les généraux, aux ordres de l’Anguille, ont décrété déterminer le déroulement, les limites et la chronologie, ne peut exister. Dès lors, ce ne sont pas que les hommes qui disparaissent, mais aussi certains territoires, certains événements, aux dépens de la mémoire, de la rationalité humaine. « On avait l’impression que le passé se retirait sans laisser de traces, comme si la vie était suspendue dans un présent continu, où les faits se succédaient sans relation de cause à effet. » Une mécanique d’autant plus glaçante que Martinez la dévoile progressivement, distillant les signes et les indices de la mauvaise foi et de l’horreur, de même qu’aux côtés d’Emilia, on avance à tâtons vers le lent dévoilement de l’incompréhensible, fruit d’un ressassement perpétuel. Car plus encore que la mort, l’incertitude maintient présente l’idée de l’autre et l’empêche de passer à autre chose. Pas sûr qu’aux États-Unis Emilia ait trouvé la porte d’entrée du Paradis. Mais au moins peut-elle cartographier du connu en toute légalité, verbaliser et faire entendre des questionnements qui lui étaient auparavant interdits, et espérer qu’en retraçant ainsi un territoire qui lui est propre Simón, quitte le cercle des âmes damnées et la retrouve. « Le purgatoire est une attente dont on ignore la fin. » dit un personnage. Celle de ce livre magistral est empreinte ménage de l’espoir, et rappelle surtout que les mots – leur mise en forme littéraire en est une variante – constituent une arme de résistance cruciale face à l’instrumentalisation du langage à des fins politiques. Si ce Purgatoire n’est pas un livre de combat au sens propre du terme, c’est bien le livre d’une mémoire d’autant plus précieuse qu’elle a longtemps été tarie. Purgatoire Tomás Eloy Martinez Traduit de l’espagnol (Argentine) par Eduardo Jiménez Éditions Gallimard 302 p. - 21,90 €
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