Femmes fatales
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Dans SCUM Manifesto, écrit en 1968, Valerie Solanas préconisait une révolution anarchiste qui permettrait aux femmes de prendre le pouvoir sur les hommes afin de créer une société exclusivement féminine. Une utopie misandre que Bernard Quiriny développe dans son premier roman, Les Assoiffées, qui s’ouvre sur le préambule suivant : « En 1970, une révolution renverse le pouvoir aux Pays-Bas. L’année suivante, elle s’étend à la Belgique puis au Luxembourg. L’ancien Benelux est aujourd’hui, au cœur de l’Europe, le pays le plus fermé du monde. » Plus qu’un pays, le Benelux devient sous la plume de Quiriny un véritable Empire féministe, régenté par les « Bergères », de mère (Ingrid) en fille (Judith). Depuis près de trente ans, ces dernières exercent un pouvoir absolu sur l’ensemble de leurs sujets et promulguent nombre de lois sexistes visant à exterminer le genre masculin.
Mourir à petit feu
Les rares hommes qui n’ont pas fuit cette dictature sont réduits au statut de « larbins » et contraints de faire une « offrande » à leur souveraine en s’émasculant. La plupart d’entre eux sont parqués dans des blocs hospitaliers où on les laisse mourir à petit feu. Officiellement plus chanceuses, les femmes de l’Empire subissent pourtant elles aussi le jouc de leur « Bergère », Judith, qu’elles vénèrent aveuglément, allant jusqu’à oublier qu’elles subsistent dans le dénuement le plus total, privées de nourriture et d’indépendance. C’est entre les lignes du journal intime d’Astrid Van Moor, sujette anonyme employée comme infirmière, que le lecteur perçoit toute la cruauté du régime féministe. Un témoignage d’autant plus puissant qu’il émane d’une jeune femme dévouée corps et âme au pouvoir : « 11 mai. Messe amusante pour une fois. Au lieu du sermon où l’on dort, la prêtresse nous a fait défiler devant un mur auquel étaient punaisés des portraits d’hommes. Chacune a choisi le sien ; puis, au signal, nous avons craché en criant : “Violeur ! Violeur !” Les filles s’en sont donné à cœur joie. Nous avons bien ri. »
Vaste mascarade
Mère de deux fillettes, Astrid vit dans la peur continuelle d’être arrêtée par les brigadières pour avoir secrètement accouché d’un garçon, Grégor, qu’une nourrice élève à présent dans la clandestinité. Les pages de son journal sont entrecoupées d’un second récit au fil duquel le lecteur suit les pérégrinations d’un groupe d’intellectuels français en visite officielle dans l’Empire des femmes. Présenté dans un premier temps comme un événement historique, le voyage se transforme bientôt en vaste mascarade. De décors de carton-pâte en mises en scène grotesques, les six personnages se font littéralement balader par les propagandistes du pouvoir, ne croisant sur leur passage qu’une poignée de marionnettes humaines aux sourires figés. Après deux recueils de nouvelles (L’Angoisse de la première page et Contes carnivores, préfacé par Enrique Vila-Matas), Bernard Quiriny renoue avec l’absurde et passe haut la main l’épreuve du premier roman. Malgré quelques longueurs (le récit du séjour des Français peut parfois sembler aussi ennuyeux que leur voyage), l’auteur offre un texte tour à tour burlesque et réaliste, drôle et angoissant. Les Assoiffées sont riches de trouvailles littéraires et proposent une réflexion aussi brillante que grinçante sur le fanatisme et l’absolutisme. En lisant Quiriny, on ne peut que se réjouir de voir le domaine français, jusqu’alors régi par les lois de l’écriture de l’intime, enfin investi par des auteurs qui s’ouvrent aux lointains romanesques.
Les assoiffées
Bernard Quiriny
Le Seuil
397 p. - 21€