Mathias Enard : ceux qui l’aiment prendront le train
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« Ces coups de téléphone que nous craignons tous au milieu de la nuit, à trois heures du matin », Mathias en a reçu un. À l’autre bout du fil, Jeanne ou plutôt son silence, bientôt suivi d’un « c’est Vladimir » à peine perceptible. L’un des trois personnages qui forment, depuis plusieurs années, leur triangle amoureux vient de mourir. Pour accompagner une dernière fois son ami défunt, Mathias décide de prendre le train, de conduire le corps de Vladimir jusqu’à Novossibirsk, en faisant défiler les verres de vodka au rythme des kilomètres, des souvenirs et la campagne sibérienne. Ce voyage en transsibérien, Mathias Enard l’a effectué il y a tout juste un an dans le cadre de l’année France-Russie, en compagnie de plusieurs autres écrivains et poètes français. Pour Zone Littéraire, il remonte dans le temps et dans le train.
Un an après votre voyage en transsibérien, quels souvenirs conservez vous de votre découverte de la Russie ?
Je garde plein de choses de ce voyage. C’était incroyable de découvrir les paysages de la campagne russe, de voir défiler ce truc interminable, de savoir que j’ai traversé près de 5 000 kilomètres en train, sans noter de grands changements de décor... La Russie ne ressemble à aucun autre pays, les villes de province notamment sont assez uniques. Il y a vraiment une spécificité architecturale russe, un mélange de bâtiments soviétiques, de quelques édifices qui datent de la Russie tsariste et d’immeubles extrêmement modernes. Ces trois aspects sont présents dans des proportions différentes selon l’endroit où l’on se rend. Ce pays m’a tellement passionné que j’y suis retourné presque tout de suite. J’ai toujours été un fan de littérature russe : Tolstoï, Dostoïevski, Gogol… J’ai tout dévoré. En allant là-bas, je n’ai pas du tout été déçu, au contraire. C’était comme mettre un visage sur un nom avec qui l’on a beaucoup conversé par mail ou par téléphone.
Vous citez Tchekhov en exergue du livre : « Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez rien. Cette fameuse âme russe n'existe pas. Les seules choses tangibles en sont l'alcool, la nostalgie et le goût pour les courses de chevaux. Rien de plus, je vous l'assure. » L’âme russe n’existe pas ?
Je ne crois pas trop au génie des peuples, c’est pour cela que je m’en moque un peu. Pour moi, c’est l’accumulation de petites choses qui font la différence entre les peuples. La Russie s’est définie avant tout par la différence et ce, depuis le Moyen-Âge. Aujourd’hui encore, il me semble qu’ils se construisent toujours contre quelque chose. C’est certainement cela qui fait vraiment leur force, cette volonté d’affirmer qu’ils sont eux-mêmes.
Comment avez-vous travaillé dans le transsibérien ?
C’était très spécial parce que travaillais pour la radio. J’écrivais pendant la journée et nous enregistrions le soir. Un compartiment avait été transformé en studio. C’était un peu indécis parce qu’il fallait vraiment que j’avance au fur et à mesure. J’ai voyagé avec des écrivains que j’adore comme Eugène Savitzkaya. Il y avait aussi deux comédiens [Julie Pouillon et Serge Vladimirov] avec nous dans le train, je leur écrivais des scènes que nous tournions en extérieur dans les endroits les plus improbables que nous traversions. J’écrivais à la main, un peu n’importe où. Je n’ai pas eu peur d’être en panne d’inspiration, quand on n’y pense pas, on n’a pas peur.
Pourquoi avoir choisi de traiter votre voyage par le biais de la fiction et non, comme Olivier Rolin [Sibérie, Ed. inculte] par exemple, par celui du carnet de voyage ?
Je ne sais pas écrire ce genre de choses, j’ai toujours l’impression que je vais ennuyer les gens. J’aime beaucoup les carnets de voyage, ceux d’Olivier Rolin notamment, mais je ne saurais pas faire. Il me faut la médiation de la fiction. Je pense que les carnets de voyages requièrent une disposition d’esprit différente de la mienne.
Comment est née l’idée du triangle amoureux entre Mathias, Jeanne et Vladimir ?
En fait, je suis arrivé à Moscou quelques jours avant les autres parce que j’avais deux trois choses à régler avec l’Institut français qui organisait le voyage. En me promenant dans la ville, je me suis retrouvé un peu par hasard dans un quartier excentré. Je suis tombé sur une espèce de passage souterrain complètement oublié que j’ai emprunté presque par erreur. Il y avait là un couple de drogués qui avaient l’air complètement perdus et assez malheureux. Ce tableau m’a un peu rappelé ma jeunesse et en rentrant, j’ai commencé à écrire là-dessus. Le reste a suivi et j’ai découvert l’histoire au fur et à mesure.
Le narrateur s’appelle Mathias et vous dédicacez le livre à Jeanne… Vous semblez brouiller, pour la première fois peut-être, la réalité et la fiction.
J’ai dédié le livre à Jeanne, mais elle ne s’appelait pas comme ça en vrai. Ce n’est pas autobiographique dans le sens où ce n’était pas en Russie ni à ce moment-là… Mais il y a effectivement des choses réelles dans cette histoire. Il y assez peu de choses de moi dans mes romans d’habitude, mais là j’étais dans un contexte particulier, avec une écriture différente. J’étais le narrateur de l’histoire et c’était moi qui lisais les textes pour la radio. Dans de telles circonstances, je suppose que j’étais beaucoup moins retenu. En règle générale, je fais beaucoup plus attention, je n’aime pas trop parler de moi.
En prenant le train de L’Alcool et la nostalgie, le lecteur pense forcément à celui de Zone [Actes Sud, prix du Livre Inter 2009] qui reliait Milan à Rome…
Je me rends compte que le très long déplacement que permet le train, cette espèce d’hypnose, est propice à l’introspection et au voyage en littérature. C’est un ressort assez génial pour la fiction. Il y a une harmonie imitative du rythme du train qui s’instaure d’elle-même, c’est un peu facile parfois, mais c’est très bien.
Comment avez-vous travaillé l’adaptation de la radio au livre ?
J’étais très occupé à ce moment-là parce que je sortais mon roman Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour taper le texte, mais j’ai tout de même réussi à rajouter un chapitre in extremis. Le rythme de la radio, de la voix, n’est pas du tout celui de l’écriture. Il aurait sans doute fallu rajouter quelques trucs, changer quelques formulations, transformer encore plus le texte. C’était un travail assez difficile et assez frustrant, faute de temps, mais j’avais très envie de faire un texte pour inculte et celui-ci était parfait.
Pouvez-vous nous parler de vos projets ? Vous reprenez bientôt le train ?
En ce moment, je voyage pour les livres. J’étais il y a peu en Turquie, en Bosnie, en Serbie… Je suis repassé par l’Espagne et je viendrai bientôt en France… Je n’aurais sans doute pas le temps de travailler avant cet été, mais j’ai un gros projet en perspective. Il s’agit d’un roman rural, une saga qui se passe dans l’ouest de la France. Je dois avoir quelque chose comme deux cents pages pour le moment.
Propos recueillis par Ellen Salvi