La musique d'une vie

Chroniques

L'univers de Makine est pénétrable et pénétrant, chacun le sait. Le talent de cet auteur nous a tous ou presque portés au fil du Testament français (prix Goncourt et Médicis 1995) et au gré de la Confession d'un porte-drapeau déchu (1992). De la même manière que nous valserions sur un grave requiem pour l'Est : entre légèreté et passé, gravité et paradoxes.

Ici le monde dans lequel on évolue est semblable. Un être sans nom et au visage lointain, en attente dans une gare anonyme de Russie : Alexeï Berg, devenu Sergueï Maltsev, se souvient, devant les touches d'un piano muet, de celui qu'il a été. Ne sait plus précisément celui qu'il est, ni même s'il est encore autre chose que cet homo sovieticus sans pensées. Issu d'une famille d'intellectuels qui a traversé sans trop de dommages le climat de terreur des années trente, le jeune homme semblait promis à une grande carrière de pianiste. Son premier concert est programmé pour le 24 mai 1941. Rien ne se passe comme prévu, l'arrestation de ses parents le plongent dans le monde du silence, à mille lieues des échos des applaudissements. Un monde bluffé par le bruit des canons et des bottes de l'armée si patriotiquement myope de Russie.

Contraint de se cacher, de s'exiler, de voler l'identité d'un autre, Alexeï enfonce de la ouate dans ses oreilles et part se battre sur le front. Et il vit cette guerre en sourdine, englué dans une bulle fermée à toute sensation, sa chair à la merci des canons. Jusqu'au jour où la guerre s'arrête : la torture du jeune homme, automate brisé mais dont la mécanique est bien huilée, ne s'arrête pas, elle. La fuite, les boucheries auxquelles il a pris part, la perte de son nom, de ses racines, de sa musique, tout lui explose sans retenue et sans cesse au visage. L'amour ne le sauvera même pas, lui qui a perdu sa voix, son désir, et donc sa capacité à retenir l'autre.

Un voyage sublime dans le cœur d'un homme qui met à nu ses pulsations à défaut de retrouver ses pulsions et sa voix. Un narrateur discret, vous, moi, Makine, une conscience peut-être, recueille ce témoignage simple et déchirant, élégant tant il est léger et semble ne vouloir s'arrêter sur rien. Pas d'apitoiement. Alexeï traverse tout sans avoir recours au moindre focus, les dégoûts s'envolent et ne reste qu'une douceur ramollissante, effarante. Sa jeunesse s'épuise et on le retrouve vieillard errant, sans objectif, sans soleil. Tout son courage, son énergie vitale et sa force de réalisation se sont essoufflés à construire une forteresse de résistance certes indispensable, mais que désormais rien ni personne ne pourra plus forcer. A part peut-être, fugitivement, un air familier et ancien venu d'ailleurs, chanté par un étranger qui ne sait pas et ne juge plus, qui s'éloignera avec le prochain train. Ne rien retenir.

Makine est une fois de plus exceptionnel dans son témoignage de l'introspection et de toute la violence qu'elle nécessite, dans le témoignage de la même violence qui perdure après l'épreuve. L'écriture est dépouillée, vraie et vibrante, au service d'un idéal : rendre la parole à ceux qui l'ont perdue, rendre la musique à ceux qui l'ont oubliée. Rendre la vie autour des morts, effacer les passés qui ont effacé les êtres, afin qu'on se souvienne d'eux malgré leur absence. L'homme imaginaire et parallèle nous martèle : lui qui a quitté la vie et s'est mis en état de guerre lorsque ses notes lui ont été ôtées, et nous les orphelins révoltés de chaque jour qui passe et qui nous supprime une parcelle, un quelque chose ; nous qui passons à côté des armistices. Mais son histoire peut nous parvenir et résonner, malgré la ouate dont nous laissons assiéger, enfin, grâce à la poésie des mots de l'auteur.

Jessicouille Om

La musique d'une vie
Andreï Makine
Ed. Seuil
127 p / 12 €
ISBN: 2020483432
Last modified ondimanche, 28 août 2011 19:21 Read 1352 times