Un homoncule sans géodésie
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Ca aurait pu être une catastrophe de kitsch : un employé de banque, formaté à l'étroitesse de son guichet, griffonne de la poésie sur un cahier Clairefontaine pour meubler ses insomnies. Les poèmes tombent entre les mains d'une mignonnette passionnée de vers. Elle lui révèle la valeur de son inspiration, l'éveille à l'amour; et le sort du néant artistique, donc existentiel, dans lequel il était plongé.
Heureusement, dans Guichet 2, Samuel Zajde s'en sort mieux que ça.
Bien entendu, on n'échappe pas à quelques clichés révoltants qu'on hésitera pas à mettre sur le compte de la dérision. Jugez par vous même de la progression fulgurante de l'intrigue : p.44 le héros rencontre la jeune fille, p.80 il ôte sa cravate pour aller la retrouver, p.100 il se demande "pourquoi ça cogne comme ça dans le poitrail", p.108 il a balancé sa cravate derrière une palissade, c'est le choc émotionnel absolu lorsqu'elle lui demande de devenir poète professionnel, enfin, apothéose suprême, p.123 il se sent prêt à saccager son guichet. On est fait comme des rats?
Non, car la demoiselle libératrice n'aime que sa poésie et refuse ses avances. Alors le héros, Guichet 2, n'a plus qu'à péter les plombs pour de bon. Ouf, on l'a échappé belle !
Au fond, Guichet 2 traite de ce dont on nous rebat les oreilles depuis au moins trente ans : la déshumanisation de la société, la réification des gens, la mécanisation des rapports sociaux. Oui certes, mais Samuel Zajde le fait bien, sans prétention, avec un certain détachement humoristique, de manière enlevée, bien que ce livre aurait sans doute gagné à se départir de la naïveté de sa gangue narrative. Dans ce premier roman, l'auteur cultive l'ironie et l'absurde de façon que leur combinaison en devienne poétique. En fait, la poésie y est omniprésente.
C'est justement parce que l'auteur plonge son personnage dans les vapeurs du lyrisme que ses réactions dépassent souvent la limite du crédible. Samuel Zajde force volontairement le trait pour élaborer une atmosphère quelque peu surréaliste (Guichet 2 ne rend il pas compte des troubles qui l'agitent à un singe empaillé?). Et, en gros, surtout au début et à la fin, ça marche pas mal. Dans Guichet 2, les individus ne sont plus définis que par leur fonction sociale (Conseiller financier 2, Sous-chef), ou par la mécanique organique des fluides de leurs corps
L'auteur nous emmène dans le monde fascinant de technicité des OS du tertiaire, celui des noms communs composés, des sigles et des acronymes : contact-client, approche-clavier, fiche-rapport, raccourcis-virements, PAP, MEDIC… Alors dans cette atmosphère comment percevoir le honteux débraillé de la poésie autrement qu'avec mépris ? Cette débauche de néologisme n'est-elle pas déjà poétique ?
Samuel Zajde décrit de façon quasi-clinique l'existence professionnelle de Guichet 2, omniprésente dans son esprit, et la médiocrité, la vacuité, la standardisation de sa vie conjugale.
L'amour et l'estime du héros pour la banque et son Chef n'ont d'égal que le mépris qu'il a pour sa femme tour à tour "pièce de barbaque", femme-segments, femme-meuble, cochonne. Guichet 2 est un employé convaincu, qui en veut, appliqué jusqu'au ridicule. La foi dans le chiffre semble plus le motiver que la conscience que "la banque est un privilège" parce que "beaucoup attendent derrière la porte". En fin de compte on comprend qu'il est avant tout un être paumé, désespéré, qui ne croit en rien.
Il croit vouloir être une pièce parfaite dans la grande "géométrie variable" d'un système financier ne fonctionnant plus que pour lui-même. Guichet 2, c'est parfois aussi délirant que la mentalité caricaturale du narrateur.
C'est également parfois un style baroque délicieusement incongru : "au contact intime des forces vives. Je propage les devises vers les centres supérieurs… je connais les prodigues de la mathématique… je suis la démonstration d'une saine géométrie…". Et c'est très bien écrit, ce qui ne gâte rien.
Donc grosso modo un roman plutôt sympa.
Antoine Buéno
Guichet 2
Samuel Sajde
Ed. Editions Hors Commerce
178 p / 12 €
ISBN: 291059968X
Heureusement, dans Guichet 2, Samuel Zajde s'en sort mieux que ça.
Bien entendu, on n'échappe pas à quelques clichés révoltants qu'on hésitera pas à mettre sur le compte de la dérision. Jugez par vous même de la progression fulgurante de l'intrigue : p.44 le héros rencontre la jeune fille, p.80 il ôte sa cravate pour aller la retrouver, p.100 il se demande "pourquoi ça cogne comme ça dans le poitrail", p.108 il a balancé sa cravate derrière une palissade, c'est le choc émotionnel absolu lorsqu'elle lui demande de devenir poète professionnel, enfin, apothéose suprême, p.123 il se sent prêt à saccager son guichet. On est fait comme des rats?
Non, car la demoiselle libératrice n'aime que sa poésie et refuse ses avances. Alors le héros, Guichet 2, n'a plus qu'à péter les plombs pour de bon. Ouf, on l'a échappé belle !
Au fond, Guichet 2 traite de ce dont on nous rebat les oreilles depuis au moins trente ans : la déshumanisation de la société, la réification des gens, la mécanisation des rapports sociaux. Oui certes, mais Samuel Zajde le fait bien, sans prétention, avec un certain détachement humoristique, de manière enlevée, bien que ce livre aurait sans doute gagné à se départir de la naïveté de sa gangue narrative. Dans ce premier roman, l'auteur cultive l'ironie et l'absurde de façon que leur combinaison en devienne poétique. En fait, la poésie y est omniprésente.
C'est justement parce que l'auteur plonge son personnage dans les vapeurs du lyrisme que ses réactions dépassent souvent la limite du crédible. Samuel Zajde force volontairement le trait pour élaborer une atmosphère quelque peu surréaliste (Guichet 2 ne rend il pas compte des troubles qui l'agitent à un singe empaillé?). Et, en gros, surtout au début et à la fin, ça marche pas mal. Dans Guichet 2, les individus ne sont plus définis que par leur fonction sociale (Conseiller financier 2, Sous-chef), ou par la mécanique organique des fluides de leurs corps
L'auteur nous emmène dans le monde fascinant de technicité des OS du tertiaire, celui des noms communs composés, des sigles et des acronymes : contact-client, approche-clavier, fiche-rapport, raccourcis-virements, PAP, MEDIC… Alors dans cette atmosphère comment percevoir le honteux débraillé de la poésie autrement qu'avec mépris ? Cette débauche de néologisme n'est-elle pas déjà poétique ?
Samuel Zajde décrit de façon quasi-clinique l'existence professionnelle de Guichet 2, omniprésente dans son esprit, et la médiocrité, la vacuité, la standardisation de sa vie conjugale.
L'amour et l'estime du héros pour la banque et son Chef n'ont d'égal que le mépris qu'il a pour sa femme tour à tour "pièce de barbaque", femme-segments, femme-meuble, cochonne. Guichet 2 est un employé convaincu, qui en veut, appliqué jusqu'au ridicule. La foi dans le chiffre semble plus le motiver que la conscience que "la banque est un privilège" parce que "beaucoup attendent derrière la porte". En fin de compte on comprend qu'il est avant tout un être paumé, désespéré, qui ne croit en rien.
Il croit vouloir être une pièce parfaite dans la grande "géométrie variable" d'un système financier ne fonctionnant plus que pour lui-même. Guichet 2, c'est parfois aussi délirant que la mentalité caricaturale du narrateur.
C'est également parfois un style baroque délicieusement incongru : "au contact intime des forces vives. Je propage les devises vers les centres supérieurs… je connais les prodigues de la mathématique… je suis la démonstration d'une saine géométrie…". Et c'est très bien écrit, ce qui ne gâte rien.
Donc grosso modo un roman plutôt sympa.
Antoine Buéno
Guichet 2
Samuel Sajde
Ed. Editions Hors Commerce
178 p / 12 €
ISBN: 291059968X
Last modified ondimanche, 28 août 2011 19:39
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