La poésie vivante d'Auxeméry
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Qui parle de poésie évoque le plus souvent chez son interlocuteur l’image du poème en vers, aux rimes plates ou alternées, dont l’alexandrin est le père scrupuleux. Concernant ses thèmes, elle renvoie souvent, selon les termes d’Yves di Manno, « au registre sentimental, aux états d’âme et aux émois les plus divers », réminiscence de ce qu’on appelle le romantisme du XIXème siècle, qui ne s’est pas résumé à cela. Mais la publication par Mallarmé, en 1897, de « UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD » représente un changement majeur dans la poésie moderne. Un texte où parfois un seul mot occupe la ligne auparavant allouée à un vers, où les morceaux de phrases sont disposés en cascade, où les mots sont décentrés les uns par rapport aux autres ouvre un champ d’exploration de l’espace de la page que les poètes du XXème siècle pénétreront toujours plus avant. Et le poète questionna aussi la capacité de la langue à instaurer une relation de similitude entre le langage et le monde réel dans son ensemble. La poésie du XXème siècle a travaillé dans ce sens. Mais, aujourd’hui, celle-ci s’autonomise dans le champ de la création, lue par ceux qui la font, faite par ceux qui la lisent. Or elle est vivante ! Et ne vit qu’en étant lue. Toujours plus !
Directeur de la collection de poésie aux éditions Flammarion, Yves di Manno vient de publier un recueil de textes de quarante-neuf poètes qui, tous, travaillent la langue et le réel dans un seul mouvement. Tous, ils représentent ce que la poésie peut faire quand elle évoque le monde, l’homme, les signes ; ils font de la poésie en utilisant la page, en bougeant les mots, en jouant avec la langue. Parmi eux, Auxeméry propose dix textes d’un futur recueil. Rencontre avec un homme qui écrit sur la réalité pour parler du réel.
Vous signez Auxeméry, nom sans prénom, donc sans identité sociale selon les normes admises. Est-ce pour matérialiser la différence entre celui qui crée, l’auteur, et celui qui est dans la vie des hommes, avec une identité, un patronyme… ?
Le prénom m’a gêné un jour – lourdeur, appendice, rappel des origines familiales : je l’ai donc supprimé. Ma biographie d’être social se résume à ceci, dans les notices : né en 1947, vit au bord de l’Atlantique, mourra. Cela me suffit. On pourrait même dire que ce simple nom fait qu’il n’y plus d’auteur (au sens sacral) derrière mes textes. Un de mes amis me disait qu’il n’y a pas d’ego dans mes poèmes. En effet, le « je » des poèmes est un « je » dégagé des contraintes sociales d’identification, un « je » qui n’est pas le moi qui plastronne. Le « je » de mes poèmes est un pronom personnel, il joue sur l’actif et le passif, dans la voie moyenne, au sens grec du terme : sujet agissant & visant à s’objectiver soi-même. Il se projette dans son rapport au monde dans un échange permanent qui passe par le langage, l’usage de la grammaire, de la relation syntaxique, même si c’est pour la contrarier, ou la bousculer, parfois….
Le « je » de vos poèmes est le « je » de la littérature…
On n’échappe pas à la littérature, dès lors qu’on vit en tentant de lire le monde. Le « je », c’est celui qui lit les poètes persans en Perse quand il va s’y promener ou traduit (à sa façon) les poètes chinois après être allé en Chine. Le corps de qui écrit du poème fonctionne comme une machine sensible, un sismographe appliqué à saisir les échos qui hantent les lieux. Il y a une relation entre l’écriture et l’espace. La disposition des poèmes sur la page en témoigne : ce sont des sillons, les mots creusent le réel, et la page est un paysage qui s’organise selon ces sondages répétés. L’auteur est dans le paysage, absent-présent, comme il convient, autre & soi, en même temps.
Si l’on considère qu’il n’y a plus d’«auteur » derrière vos textes, que demandez-vous au lecteur ? Face à un texte dans lequel on peut trouver plusieurs sens, le lecteur ne peut même pas se rassurer en se disant qu’il a compris l’intention de l’auteur…
Qui parle de comprendre des intentions? Et pourquoi vouloir se rassurer ? Dans ces quelques poèmes inclus dans 49 poètes, un collectif, la recherche porte parfois sur la polysémie, mais je me défendrais bien de vouloir égarer qui que ce soit : « je » dit ce qu’il dit.. Dans « la pesée ce poids… », par exemple, référence est faite à la déesse égyptienne de la justice, Maât, la plume qui sert de contrepoids à l’âme du défunt, dans les papyrus du Livre des morts. Ce qui suit la ponctuation (les deux-points) n’est pas un commentaire, une explication, mais une lecture du poème, par lui-même, à l’intérieur de lui-même, peut-être. La forme de l’ensemble du poème détermine sa lecture, et les intentions y sont, telles quelles, pas rassurantes pour qui voudrait seulement comprendre, certes. Mais c’est le jeu. Lire est un acte dangereux. Les dictateurs savent cela : ils brûlent les livres (ou, ce qui revient au même, les marchands d’armes achètent les maisons d’édition, comme on le voit ces temps-ci, chez nous), ils en ont peur.
Souvent, des mots (des noms, des verbes) sur une même ligne, avec ce blanc qui marque une rupture. Mais on ne sait pas alors s’il y a identité, équivalence...
Le lecteur, c’est possible, ne sait pas si ce sont des appositions, car il y a rupture syntaxique, du moins dans le souffle de l’énonciation. Dans « des bœufs des passeurs d’âme… », les bœufs sont peut-être des passeurs d’âme, mais il n’y a pas de verbe être, pas même sous-entendu. Nous sommes d’ailleurs, dans ce poème, en Asie, et le verbe être n’existe pas dans la langue chinoise. Les ruptures de souffle se manifestent ainsi par ces blancs, ou des décalages, des décentrements. Des glissements : équivalence, ou passage ? En fait, invitation à la double lecture, celle de l’œil, et celle de la voix. Le sens est sans doute dans cette béance, cette incertitude, cette ouverture laissée à la disposition du lecteur. Dans mon recueil Parafe, toute une section consacrée à la description de l’acte poétique a été « écrite » au magnétophone, dans l’urgence. A la retranscription sur le papier, le travail a consisté à établir ces incertitudes, ces dérapages, ces interrogations du sens par lui-même.
Vous assujettissez totalement la disposition du poème sur la page à la prononciation vocale ?
Pas forcément… C’est en fait la mise en accord des coulées de sens qui prennent forme sur une page en fonction de l’énonciation vocale, certes, mais aussi du corps qui l’émet. Du corps qui voyage, et reçoit des décharges sensibles, et les intègre, puis les transcrit.
Laisser des blancs dans les lignes de vos poèmes (peut-on parler de vers ?), c’est donc matérialiser la liberté d’interprétation du lecteur ?
Le lecteur fait ce qu’il veut, le poème échappe à qui l’a écrit. Passer à la ligne, c’est verser sur l’autre bord de la ligne achevée pour en commencer une autre... Vers ou ligne, même chose. On laboure la page, on bascule et on poursuit en reprenant, toujours.. Mais laisser ouvert le poème, voilà le défi. Donc, travailler le texte pour la vue, pour l’oreille et en même temps, donner au lecteur la plus grande liberté possible, tout en lui demandant cependant de faire l’effort de voir où cela mène…
Cette poésie, qui utilise l’espace, le souffle, travaille la langue, intrigue, parce qu’elle s’éloigne des idées reçues…
Aucun hermétisme, là-dedans. Quand j’écris :
sur l’orée du chemin
cette stèle
en toute gravité
délivrée des pesanteurs –
cela veut dire ce que cela veut dire – que, au détour d’un chemin, en Chine, se trouve un morceau de pierre levée avec des signes dessus et que l’on s’arrête là pour regarder, parce que cet objet a du sens qu’il faut déchiffrer un tant soit peu. Il suffit de se promener en Chine, d’aller d’un endroit à un autre, et on trouve des stèles au bord des routes, dans les cours des temples, les espaces consacrés (même sur la place Tien An Men, où le dernier tyran a son mausolée, on lit son écriture – très moche, car il écrivait très mal – sur une pierre…). C’est tout. Le poème prend physiquement la forme d’une stèle. Qu’il y ait transformation du lecteur par le texte de la stèle, je n’en doute pas ! Lire un poème est une aventure : la « gravité » du propos permet (ou conditionne) sans doute la délivrance des « pesanteurs » (celle des perceptions habituelles et vulgaires, non passées au tamis de la langue travaillée par le sens en formation).
Au XXème siècle, la poésie s’est affranchie de toutes les contraintes classiques de rimes, de vers… mais aujourd’hui, chacun se recrée ses propres contraintes d’écriture.
On ne se crée pas de contraintes à proprement parler (à moins de pousser l’oulipisme jusqu’à l’absurde, qui consisterait à vouloir faire le poème avant qu’il ne soit composé, et en ce qui concerne les anciens usages, ma foi, ces contraintes étaient elles-mêmes minées par de nombreuses licences : des possibilités de génie, disons, dans un cadre codifié et admis par un grand nombre de pratiquants…). Chacun invente seulement, à son propre usage, une forme. La ligne de sens, par exemple, en ce qui me concerne, est une ligne de souffle rythmée par elle-même, par la nécessité d’énonciation qu’elle contient en elle-même. Mais on peut garder tout de même l’usage de règles classiques, ou du moins, des données objectives de la phonétique, comme la longueur des syllabes, pour jouer à l’oreille. Jeu des mots et des sons, dans l’avancée permanente des lignes en train de chercher leur sens…
Quel est le lien entre ces textes poétiques et la réalité ?
La réalité des choses, la « réalité » telle qu’elle s’offre à la sensibilité et à l’intellection de chacun d’entre nous, c’est un mot abstrait pour désigner du concret, ce qui nous entoure, ce qui est en dehors de nous. Tout l’acte poétique consiste à transformer cette réalité des choses en réel, c’est-à-dire quelque chose qui dise la vérité de la réalité, une vérité qui soit quelque chose de solide, même si c’est hanté par l’incertitude, le doute, qui sont la marque de tout destin humain. Le réel est la réalité énoncée par l’acte poétique, c’est-à-dire qui tend à trouver sa vérité dans l’énonciation même, qui est travail d’enfantement du sens.
Les dix poèmes qui sont présents dans l’ouvrage publié par Yves di Manno sont extraits de votre prochain recueil intitulé Les Animaux industrieux. Est-ce une expression allégorique pour parler des hommes, même si les thèmes des poèmes ne sont pas directement consacrés à l’homme, mais plutôt à des expériences au fil de vos voyages ?
L’homme crée du langage, de la conscience, de la grammaire. Mais où a-t-il trouvé, à l’origine, la forme des signes destinés à constituer ses alphabets, ses syllabaires, ses vocables ? Dans les traces des animaux, ou leur représentation. L’alpha est une tête de bœuf. Le V, c’est la formation des oiseaux dans le ciel, quand ils migrent… On a pu dire que, dans l’économie de l’univers, l’homme – l’animal homme (un de mes amis américains, qui a fondé toute sa poétique sur la « lecture » des grottes ornées du Paléolithique, dit humanimal), industriel, industrieux – est peut-être le moment où la conscience s’est manifestée. Mais ce moment peut disparaître comme il est venu, en catastrophe (l’homme est peut-être une catastrophe pour l’animal en lui !). Peut-être, dans ce titre, y a-t-il une réminiscence de « la rage de l’expression » de Francis Ponge, lequel a cessé de m’intéresser depuis longtemps, mais dont la formule est précise, et dit le travail, horrible souvent (je prends l’adjectif au sens que lui donnait Rimbaud, des « horribles travailleurs »), travail de composition d’un monde intelligible, grâce aux signes dont nous usons, et dont nous sommes pétris, et peut-être que tout cela ne nous ramène qu’à notre origine bestiale. Les hommes ont peut-être délibérément choisi d’aller vers leur propre destruction. Charles Olson, un poète américain encore (mort en 1970), que je traduis, a ainsi écrit : I come from the last walking period of man ["je viens de la dernière époque où marchait l’homme"].
Il y a, dans la poésie, une espèce d’écho de nos profondeurs, de l’origine du langage, et donc de ce qui fait notre marque, la conscience. Cette obscurité au fond de nous, d’où vient cependant la lumière. Les animaux qui travaillent en nous à nous rendre ce que nous sommes, autres à nous-mêmes, peut-être – voilà ce qui pour moi cherche en moi à faire du sens, par des signes agencés en lignes, qui elles-mêmes, travaillent, dans l’incertain, à la poursuite du réel, d’une vérité mesurable.
49 poètes un collectif, Flammarion, 499p., 25€.
Auxeméry, Parafe, Flammarion, 1994 ; Codex, Flammarion, 2001.
Olivier Stroh
49 poètes, un collectif
Auxeméry
Ed. Flammarion
499 p / 25 €
ISBN: 9782080686
Directeur de la collection de poésie aux éditions Flammarion, Yves di Manno vient de publier un recueil de textes de quarante-neuf poètes qui, tous, travaillent la langue et le réel dans un seul mouvement. Tous, ils représentent ce que la poésie peut faire quand elle évoque le monde, l’homme, les signes ; ils font de la poésie en utilisant la page, en bougeant les mots, en jouant avec la langue. Parmi eux, Auxeméry propose dix textes d’un futur recueil. Rencontre avec un homme qui écrit sur la réalité pour parler du réel.
Vous signez Auxeméry, nom sans prénom, donc sans identité sociale selon les normes admises. Est-ce pour matérialiser la différence entre celui qui crée, l’auteur, et celui qui est dans la vie des hommes, avec une identité, un patronyme… ?
Le prénom m’a gêné un jour – lourdeur, appendice, rappel des origines familiales : je l’ai donc supprimé. Ma biographie d’être social se résume à ceci, dans les notices : né en 1947, vit au bord de l’Atlantique, mourra. Cela me suffit. On pourrait même dire que ce simple nom fait qu’il n’y plus d’auteur (au sens sacral) derrière mes textes. Un de mes amis me disait qu’il n’y a pas d’ego dans mes poèmes. En effet, le « je » des poèmes est un « je » dégagé des contraintes sociales d’identification, un « je » qui n’est pas le moi qui plastronne. Le « je » de mes poèmes est un pronom personnel, il joue sur l’actif et le passif, dans la voie moyenne, au sens grec du terme : sujet agissant & visant à s’objectiver soi-même. Il se projette dans son rapport au monde dans un échange permanent qui passe par le langage, l’usage de la grammaire, de la relation syntaxique, même si c’est pour la contrarier, ou la bousculer, parfois….
Le « je » de vos poèmes est le « je » de la littérature…
On n’échappe pas à la littérature, dès lors qu’on vit en tentant de lire le monde. Le « je », c’est celui qui lit les poètes persans en Perse quand il va s’y promener ou traduit (à sa façon) les poètes chinois après être allé en Chine. Le corps de qui écrit du poème fonctionne comme une machine sensible, un sismographe appliqué à saisir les échos qui hantent les lieux. Il y a une relation entre l’écriture et l’espace. La disposition des poèmes sur la page en témoigne : ce sont des sillons, les mots creusent le réel, et la page est un paysage qui s’organise selon ces sondages répétés. L’auteur est dans le paysage, absent-présent, comme il convient, autre & soi, en même temps.
Si l’on considère qu’il n’y a plus d’«auteur » derrière vos textes, que demandez-vous au lecteur ? Face à un texte dans lequel on peut trouver plusieurs sens, le lecteur ne peut même pas se rassurer en se disant qu’il a compris l’intention de l’auteur…
Qui parle de comprendre des intentions? Et pourquoi vouloir se rassurer ? Dans ces quelques poèmes inclus dans 49 poètes, un collectif, la recherche porte parfois sur la polysémie, mais je me défendrais bien de vouloir égarer qui que ce soit : « je » dit ce qu’il dit.. Dans « la pesée ce poids… », par exemple, référence est faite à la déesse égyptienne de la justice, Maât, la plume qui sert de contrepoids à l’âme du défunt, dans les papyrus du Livre des morts. Ce qui suit la ponctuation (les deux-points) n’est pas un commentaire, une explication, mais une lecture du poème, par lui-même, à l’intérieur de lui-même, peut-être. La forme de l’ensemble du poème détermine sa lecture, et les intentions y sont, telles quelles, pas rassurantes pour qui voudrait seulement comprendre, certes. Mais c’est le jeu. Lire est un acte dangereux. Les dictateurs savent cela : ils brûlent les livres (ou, ce qui revient au même, les marchands d’armes achètent les maisons d’édition, comme on le voit ces temps-ci, chez nous), ils en ont peur.
Souvent, des mots (des noms, des verbes) sur une même ligne, avec ce blanc qui marque une rupture. Mais on ne sait pas alors s’il y a identité, équivalence...
Le lecteur, c’est possible, ne sait pas si ce sont des appositions, car il y a rupture syntaxique, du moins dans le souffle de l’énonciation. Dans « des bœufs des passeurs d’âme… », les bœufs sont peut-être des passeurs d’âme, mais il n’y a pas de verbe être, pas même sous-entendu. Nous sommes d’ailleurs, dans ce poème, en Asie, et le verbe être n’existe pas dans la langue chinoise. Les ruptures de souffle se manifestent ainsi par ces blancs, ou des décalages, des décentrements. Des glissements : équivalence, ou passage ? En fait, invitation à la double lecture, celle de l’œil, et celle de la voix. Le sens est sans doute dans cette béance, cette incertitude, cette ouverture laissée à la disposition du lecteur. Dans mon recueil Parafe, toute une section consacrée à la description de l’acte poétique a été « écrite » au magnétophone, dans l’urgence. A la retranscription sur le papier, le travail a consisté à établir ces incertitudes, ces dérapages, ces interrogations du sens par lui-même.
Vous assujettissez totalement la disposition du poème sur la page à la prononciation vocale ?
Pas forcément… C’est en fait la mise en accord des coulées de sens qui prennent forme sur une page en fonction de l’énonciation vocale, certes, mais aussi du corps qui l’émet. Du corps qui voyage, et reçoit des décharges sensibles, et les intègre, puis les transcrit.
Laisser des blancs dans les lignes de vos poèmes (peut-on parler de vers ?), c’est donc matérialiser la liberté d’interprétation du lecteur ?
Le lecteur fait ce qu’il veut, le poème échappe à qui l’a écrit. Passer à la ligne, c’est verser sur l’autre bord de la ligne achevée pour en commencer une autre... Vers ou ligne, même chose. On laboure la page, on bascule et on poursuit en reprenant, toujours.. Mais laisser ouvert le poème, voilà le défi. Donc, travailler le texte pour la vue, pour l’oreille et en même temps, donner au lecteur la plus grande liberté possible, tout en lui demandant cependant de faire l’effort de voir où cela mène…
Cette poésie, qui utilise l’espace, le souffle, travaille la langue, intrigue, parce qu’elle s’éloigne des idées reçues…
Aucun hermétisme, là-dedans. Quand j’écris :
sur l’orée du chemin
cette stèle
en toute gravité
délivrée des pesanteurs –
cela veut dire ce que cela veut dire – que, au détour d’un chemin, en Chine, se trouve un morceau de pierre levée avec des signes dessus et que l’on s’arrête là pour regarder, parce que cet objet a du sens qu’il faut déchiffrer un tant soit peu. Il suffit de se promener en Chine, d’aller d’un endroit à un autre, et on trouve des stèles au bord des routes, dans les cours des temples, les espaces consacrés (même sur la place Tien An Men, où le dernier tyran a son mausolée, on lit son écriture – très moche, car il écrivait très mal – sur une pierre…). C’est tout. Le poème prend physiquement la forme d’une stèle. Qu’il y ait transformation du lecteur par le texte de la stèle, je n’en doute pas ! Lire un poème est une aventure : la « gravité » du propos permet (ou conditionne) sans doute la délivrance des « pesanteurs » (celle des perceptions habituelles et vulgaires, non passées au tamis de la langue travaillée par le sens en formation).
Au XXème siècle, la poésie s’est affranchie de toutes les contraintes classiques de rimes, de vers… mais aujourd’hui, chacun se recrée ses propres contraintes d’écriture.
On ne se crée pas de contraintes à proprement parler (à moins de pousser l’oulipisme jusqu’à l’absurde, qui consisterait à vouloir faire le poème avant qu’il ne soit composé, et en ce qui concerne les anciens usages, ma foi, ces contraintes étaient elles-mêmes minées par de nombreuses licences : des possibilités de génie, disons, dans un cadre codifié et admis par un grand nombre de pratiquants…). Chacun invente seulement, à son propre usage, une forme. La ligne de sens, par exemple, en ce qui me concerne, est une ligne de souffle rythmée par elle-même, par la nécessité d’énonciation qu’elle contient en elle-même. Mais on peut garder tout de même l’usage de règles classiques, ou du moins, des données objectives de la phonétique, comme la longueur des syllabes, pour jouer à l’oreille. Jeu des mots et des sons, dans l’avancée permanente des lignes en train de chercher leur sens…
Quel est le lien entre ces textes poétiques et la réalité ?
La réalité des choses, la « réalité » telle qu’elle s’offre à la sensibilité et à l’intellection de chacun d’entre nous, c’est un mot abstrait pour désigner du concret, ce qui nous entoure, ce qui est en dehors de nous. Tout l’acte poétique consiste à transformer cette réalité des choses en réel, c’est-à-dire quelque chose qui dise la vérité de la réalité, une vérité qui soit quelque chose de solide, même si c’est hanté par l’incertitude, le doute, qui sont la marque de tout destin humain. Le réel est la réalité énoncée par l’acte poétique, c’est-à-dire qui tend à trouver sa vérité dans l’énonciation même, qui est travail d’enfantement du sens.
Les dix poèmes qui sont présents dans l’ouvrage publié par Yves di Manno sont extraits de votre prochain recueil intitulé Les Animaux industrieux. Est-ce une expression allégorique pour parler des hommes, même si les thèmes des poèmes ne sont pas directement consacrés à l’homme, mais plutôt à des expériences au fil de vos voyages ?
L’homme crée du langage, de la conscience, de la grammaire. Mais où a-t-il trouvé, à l’origine, la forme des signes destinés à constituer ses alphabets, ses syllabaires, ses vocables ? Dans les traces des animaux, ou leur représentation. L’alpha est une tête de bœuf. Le V, c’est la formation des oiseaux dans le ciel, quand ils migrent… On a pu dire que, dans l’économie de l’univers, l’homme – l’animal homme (un de mes amis américains, qui a fondé toute sa poétique sur la « lecture » des grottes ornées du Paléolithique, dit humanimal), industriel, industrieux – est peut-être le moment où la conscience s’est manifestée. Mais ce moment peut disparaître comme il est venu, en catastrophe (l’homme est peut-être une catastrophe pour l’animal en lui !). Peut-être, dans ce titre, y a-t-il une réminiscence de « la rage de l’expression » de Francis Ponge, lequel a cessé de m’intéresser depuis longtemps, mais dont la formule est précise, et dit le travail, horrible souvent (je prends l’adjectif au sens que lui donnait Rimbaud, des « horribles travailleurs »), travail de composition d’un monde intelligible, grâce aux signes dont nous usons, et dont nous sommes pétris, et peut-être que tout cela ne nous ramène qu’à notre origine bestiale. Les hommes ont peut-être délibérément choisi d’aller vers leur propre destruction. Charles Olson, un poète américain encore (mort en 1970), que je traduis, a ainsi écrit : I come from the last walking period of man ["je viens de la dernière époque où marchait l’homme"].
Il y a, dans la poésie, une espèce d’écho de nos profondeurs, de l’origine du langage, et donc de ce qui fait notre marque, la conscience. Cette obscurité au fond de nous, d’où vient cependant la lumière. Les animaux qui travaillent en nous à nous rendre ce que nous sommes, autres à nous-mêmes, peut-être – voilà ce qui pour moi cherche en moi à faire du sens, par des signes agencés en lignes, qui elles-mêmes, travaillent, dans l’incertain, à la poursuite du réel, d’une vérité mesurable.
49 poètes un collectif, Flammarion, 499p., 25€.
Auxeméry, Parafe, Flammarion, 1994 ; Codex, Flammarion, 2001.
Olivier Stroh
49 poètes, un collectif
Auxeméry
Ed. Flammarion
499 p / 25 €
ISBN: 9782080686
Last modified onmercredi, 03 juin 2009 23:22
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