Margaret Atwood
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Vous utilisez quatre formes de narration dans Le Tueur aveugle (récit à la première personne, roman dans le roman, extraits de journaux…) : autant de façons de voir une même réalité ?
Oui. Les extraits de journaux permettent de condenser le temps, ils donnent des points de repère, et ils contiennent une version des faits différant de celle de l'héroïne, Iris. Deux vérités, deux réalités, deux façons de regarder la réalité. Chacune est un commentaire sur l'autre, une critique de l'autre, en même temps qu'une vision de la société dans laquelle évoluent les personnages.
La réalité a plusieurs facettes…
Et quelques-unes sont des illusions.
C'était aussi un jeu littéraire ?
Un jeu dans le sens de défi, non de frivolité.
Vous avez choisi des ingrédients de best-seller (argent, amour, trahison, saga familiale…)pour une structure très élaborée… Une façon de relier deux " types " de littérature traditionnellement opposés ?
La littérature anglo-saxonne aime mélanger les registres et les genres. Chez Shakespeare, les personnages aristocratiques parlent de façon très noble et très poétique, les bouffons lancent des plaisanteries de mauvais goût, et tous appartiennent à la même pièce. Dans les Canterbury Tales de Chaucer, plusieurs voyageurs racontent chacun une histoire, suivant différentes narrations. Chez Faulkner aussi on retrouve cette habitude du mélange.
Personnellement, cela vient de ce que je considère que nous sommes entourés d'images. C'est l'âge de l'image, et donc de la multiplication des voix. Télévision, radio, journaux, affiches… Nous sommes cernés par ces voix, c'est notre lot quotidien, notre mode de vie.
Et ces formes narratives, ces " voix " qui se tressent, remettent aussi en question les certitudes du réalisme traditionnel…
Le réalisme et le naturalisme sont des illusions créés par l'exclusion. On exclut tout ce qui ne semble pas être dans le vrai. Mais nous vivons tous une vie composée de " vrai " (la table devant nous est vraie, les fauteuils dans lesquels nous sommes assises sont vrais) mais aussi de rêves, d'images, de désirs… Nous vivons autant dans le " peut-être " que dans le vrai. Et ce " peut-être " a plus de puissance parce que c'est ce qui détermine nos actions la plupart du temps. L'imagination est plus forte que la table devant nous.
Le Tueur aveugle, un roman sur l'illusion et les procédés pour faire illusion ?
C'est plutôt un roman sur l'illusion et le dévoilement de l'illusion. Sur les secrets cachés, les apparences et la réalité, le lit et ce qu'il y a dessous. Vous pouvez vous en tenir au lit, blanc, propre, carré… Mais il dissimule toujours autre chose qu'on veut garder pour soi.
Un critique américain a déclaré que dans vos livres, le protagoniste féminin est souvent représentatif de toutes les femmes et se voit la victime du système social…
Les hommes aussi en sont la victime. Chacun d'entre nous vit dans une société régie par certaines règles. Elle change constamment mais quelle que soit l'époque, il existe toujours un ordre. Et votre vie dépend de la position que vous adoptez par rapport à cet ordre. Et c'est vrai depuis l'invention de l'agriculture.
Pourquoi depuis l'invention de l'agriculture ?
Parce que c'est à ce moment que les gens ont commencé à considérer la propriété comme quelque chose de séparable, de transmissible. Les classes sociales, la guerre, l'esclavage étaient déjà en germe. Et dès lors, selon qu'on était un ouvrier, un esclave, un membre du Clergé ou un roi, une ouvrière, une soeur, une esclave ou une reine, la vie prenait un tour différent… La position sociale, mais aussi la race, le sexe, l'âge forment un réseau de forces dans lequel tout un chacun évolue… En fait, les deux paradigmes essentiels du roman sont le temps et l'argent (qui peut prendre la forme de la nourriture). Vous pouvez ajouter l'amour, mais ce n'est que le troisième membre de ce groupe de nécessités. Nous vivons dans le temps et nous avons besoin d'argent.
D'où le thème de l'aliénation dans vos livres ?
Les personnages romanesques sont toujours aliénés d'une façon ou d'une autre. Aliénation amoureuse (vous aimez quelqu'un qui ne vous aime pas), sociale (vous gagnez peu et vous n'êtes pas respecté, ou bien vous avez une position importante mais vous vous ennuyez) ou autre. C'est le moteur, ce qui fait avancer l'intrigue. On ne raconte pas le bonheur, c'est trop statique. Au Paradis, pas de temps ni d'argent, donc pas d'action, et pas de roman.
A l'origine de toute histoire, une aliénation… Et une trahison ?
Dès le jardin d'Eden. Et dans toutes les mythologies du monde. Tout commence toujours par une trahison.
Dont le livre est la mémoire ?
Le livre n'est pas vraiment une mémoire. Une " mémorialisation ", peut-être. " Sauver quelque chose de ces ruines du temps ", pour paraphraser Alice Munroe...
Minh Tran Huy
Margaret Atwood
Ed.
0 p / 0 €
ISBN:
Oui. Les extraits de journaux permettent de condenser le temps, ils donnent des points de repère, et ils contiennent une version des faits différant de celle de l'héroïne, Iris. Deux vérités, deux réalités, deux façons de regarder la réalité. Chacune est un commentaire sur l'autre, une critique de l'autre, en même temps qu'une vision de la société dans laquelle évoluent les personnages.
La réalité a plusieurs facettes…
Et quelques-unes sont des illusions.
C'était aussi un jeu littéraire ?
Un jeu dans le sens de défi, non de frivolité.
Vous avez choisi des ingrédients de best-seller (argent, amour, trahison, saga familiale…)pour une structure très élaborée… Une façon de relier deux " types " de littérature traditionnellement opposés ?
La littérature anglo-saxonne aime mélanger les registres et les genres. Chez Shakespeare, les personnages aristocratiques parlent de façon très noble et très poétique, les bouffons lancent des plaisanteries de mauvais goût, et tous appartiennent à la même pièce. Dans les Canterbury Tales de Chaucer, plusieurs voyageurs racontent chacun une histoire, suivant différentes narrations. Chez Faulkner aussi on retrouve cette habitude du mélange.
Personnellement, cela vient de ce que je considère que nous sommes entourés d'images. C'est l'âge de l'image, et donc de la multiplication des voix. Télévision, radio, journaux, affiches… Nous sommes cernés par ces voix, c'est notre lot quotidien, notre mode de vie.
Et ces formes narratives, ces " voix " qui se tressent, remettent aussi en question les certitudes du réalisme traditionnel…
Le réalisme et le naturalisme sont des illusions créés par l'exclusion. On exclut tout ce qui ne semble pas être dans le vrai. Mais nous vivons tous une vie composée de " vrai " (la table devant nous est vraie, les fauteuils dans lesquels nous sommes assises sont vrais) mais aussi de rêves, d'images, de désirs… Nous vivons autant dans le " peut-être " que dans le vrai. Et ce " peut-être " a plus de puissance parce que c'est ce qui détermine nos actions la plupart du temps. L'imagination est plus forte que la table devant nous.
Le Tueur aveugle, un roman sur l'illusion et les procédés pour faire illusion ?
C'est plutôt un roman sur l'illusion et le dévoilement de l'illusion. Sur les secrets cachés, les apparences et la réalité, le lit et ce qu'il y a dessous. Vous pouvez vous en tenir au lit, blanc, propre, carré… Mais il dissimule toujours autre chose qu'on veut garder pour soi.
Un critique américain a déclaré que dans vos livres, le protagoniste féminin est souvent représentatif de toutes les femmes et se voit la victime du système social…
Les hommes aussi en sont la victime. Chacun d'entre nous vit dans une société régie par certaines règles. Elle change constamment mais quelle que soit l'époque, il existe toujours un ordre. Et votre vie dépend de la position que vous adoptez par rapport à cet ordre. Et c'est vrai depuis l'invention de l'agriculture.
Pourquoi depuis l'invention de l'agriculture ?
Parce que c'est à ce moment que les gens ont commencé à considérer la propriété comme quelque chose de séparable, de transmissible. Les classes sociales, la guerre, l'esclavage étaient déjà en germe. Et dès lors, selon qu'on était un ouvrier, un esclave, un membre du Clergé ou un roi, une ouvrière, une soeur, une esclave ou une reine, la vie prenait un tour différent… La position sociale, mais aussi la race, le sexe, l'âge forment un réseau de forces dans lequel tout un chacun évolue… En fait, les deux paradigmes essentiels du roman sont le temps et l'argent (qui peut prendre la forme de la nourriture). Vous pouvez ajouter l'amour, mais ce n'est que le troisième membre de ce groupe de nécessités. Nous vivons dans le temps et nous avons besoin d'argent.
D'où le thème de l'aliénation dans vos livres ?
Les personnages romanesques sont toujours aliénés d'une façon ou d'une autre. Aliénation amoureuse (vous aimez quelqu'un qui ne vous aime pas), sociale (vous gagnez peu et vous n'êtes pas respecté, ou bien vous avez une position importante mais vous vous ennuyez) ou autre. C'est le moteur, ce qui fait avancer l'intrigue. On ne raconte pas le bonheur, c'est trop statique. Au Paradis, pas de temps ni d'argent, donc pas d'action, et pas de roman.
A l'origine de toute histoire, une aliénation… Et une trahison ?
Dès le jardin d'Eden. Et dans toutes les mythologies du monde. Tout commence toujours par une trahison.
Dont le livre est la mémoire ?
Le livre n'est pas vraiment une mémoire. Une " mémorialisation ", peut-être. " Sauver quelque chose de ces ruines du temps ", pour paraphraser Alice Munroe...
Minh Tran Huy
Margaret Atwood
Ed.
0 p / 0 €
ISBN:
Last modified onlundi, 04 mai 2009 20:20
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