Rencontre avec Philippe Jaenada
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Votre titre : c'est l'ennemie jamais nommée, dont on se demande si elle existe réellement ou si elle n'est qu'un rêve du personnage principal…
J'aime relier des détails presque anecdotiques de l'histoire, mais qui la sous-tendent, à ce qui lui est primordial : le titre. Cette grande à bouche molle, c'est l'objet d'une course effrénée. Celle vers qui le héros quête et enquête sans même en avoir conscience, son objectif ultime, son but. But qu'il n'atteint pas évidemment. Jaenada ne comprend pas pourquoi il court, et c'est grosso modo ce qui nous arrive à tous. Tout est éphémère, nos motivations et ce qui nous semble important se révèlent souvent n'être qu'une mouche minuscule.
Et pourtant l'explosion de violence finale, lorsque Jaenada doit se tirer hors du champ de portée du flingue de la grande, n'est pas une mouche minuscule …
L'explosion en question est bien douce, juste un petit coup de genou dont il tire une satisfaction sur l'instant, mais qui lui fait réaliser ensuite que la situation dans laquelle il s'est fourré est complètement grotesque. Toute cette aventure, tous ces périples, tout ça pour un misérable coup de genou et un sourire déformé de la grande dans l'ascenseur…La bouche molle, qui crée une attente chez le lecteur au cours de l'histoire (où est-elle ? qui est-elle ? que fait-elle ?), c'est un symbole de vie, de sensibilité, de sensualité, mais aussi des aboutissements dérisoires…
Histoire policière qui avorte : Et on tuera tous les affreux de Boris Vian vous a influencé ?
Lorsque je me suis intéressé de près à la littérature, vers vingt ans, j'ai effectivement commencé par Boris Vian, qui a sans aucun doute infléchi les directions que j'ai empruntées. Ici, c'est surtout Un privé à Babylone de Richard Brautigan dont je me suis inspiré. J'ai relu beaucoup de polars parce que c'est ce que je comptais faire pour ce roman. Néfertiti dans un champs de canne à sucre, c'était très lourd à porter, très intime, et je souhaitais faire quelque chose de plus léger, de plus reposant.
L'issue de votre roman est totalement surréaliste, on ne savait pas où on allait en commençant la lecture et on ne le sait toujours pas à la fin. Le saviez-vous vous-même?
Je savais pertinemment en commençant le roman que je ne possédais pas les capacités de construire un roman policier, alambiqué, parfaitement structuré et aux dénouements spectaculaires, inattendus, formidablement complexes. Ce qui m'importait n'était pas la résolution de l'énigme. De plus, dans les polars, le moment qu'on attend le plus c'est justement la résolution, le coup de théâtre, mais c'est tellement court, tellement rapide ! La jouissance de savoir enfin est si brève…
Alors vous préférez frustrer le lecteur dans son désir de résolution plutôt que lui donner un plaisir qui vous semble trop éphémère…
C'est vrai que certains ont été déçus par ce faux dénouement. Un producteur de cinéma m'avait même contacté, après avoir lu la moitié du bouquin, pour en acheter les droits. Nous avons pris rendez-vous, et une semaine après, lors de l'entrevue, il me dit consterné que c'est la cata, que la fin doit être réécrite… Ce que j'ai refusé de faire bien entendu.
Alors quelle leçon de cette aventure ?
Pas de leçon. Jaenada n'a rien appris. Assimiler la vie à une école, c'est trop simple ! Trop académique ! Il arrive bien souvent que les événements auxquels nous sommes confrontés ne donnent pas de leçon particulière. Rien n'a changé, et c'est aussi ce qui, à mon sens, fait la beauté de la vie : tout ne sert pas. Jaenada se retrouve sous la pluie, errant et la vision un peu brouillée sur la rue qui l'entoure, où il croit reconnaître les personnes qui ont compté au cours de son aventure. La seule chose qui s'est transformée est probablement le regard qu'il porte sur les gens. Un regard moins fade qu'au début, plus attentif à la foule, qui lui paraît désormais plus touchante, plus émouvante. Jaenada se découvre une forme d'amour pour l'humanité, et peut être aussi un certain courage. Mais ce nouveau regard sur les gens n'est pas forcément utile.
Alors que rapporte-t-il de cette aventure ?
Une robe rayée new-yorkaise. Pour sa fiancée. Pour Anne-Catherine. Elle l'a, d'ailleurs ! Mais on l'a achetée ensembles… Jaenada a tout laissé en route, tout jeté –papiers, agenda, photos – mais rapporte cette petite robe…
Jaenada, c'est vous ?
C'est moi Philippe Jaenada. Tout dans ce livre, excepté les meurtres et les bagarres –faut préciser ! - est autobiographique. Ce qu'il ressent, la loose, le manque d'intuition et de confiance en soi, les lieux décrits, ses phobies et ses passions, tout ça c'est moi. Clin d'œil avec mon premier roman, Le chameau sauvage, qui est un peu un auto-portrait.
Et ce doute permanent sur votre intelligence ?
Mes études. De maths. Je résonne en équations en permanence, je me pose trop de questions, surtout j'aligne trop d'inconnues au milieu des si et seulement si de mes problèmes. Ma démarche est analytique à outrance, ne pas faire bien m'obsède et me paralyse et donc je finis par démultiplier mes chances de faire mal.
Jaenada : un grand timide ?
J'ai vraiment vécu certaines scènes de timidité décrites dans le roman. J'ai joué cet arbre au théâtre, j'ai fui le lever de rideau à Cannes aux côtés de Depardieu, j'ai dû faire consciencieusement un speech devant une salle vide et une pauvre femme à la bouche grande ouverte…
Vous êtes aussi victime de " coursophilie " ?
Lui oui ! Je suis un grand fan de courses de chevaux, et c'est très significatif : Jaenada se laisse entraîner au rythme de la vie comme on se fait entraîner par le suspense d'une course. Pas très courageux, mais suffisamment téméraire pour suivre un courant parfois rapide. Enfin il se fait tirer plutôt… Le monde des courses est un peu comme le monde à une échelle réduite : le mensonge et la vanité y règnent, on fonde tout sur des espoirs qui menaçent de s'effondrer à chaque instant, on est constamment sur un fil rouge. L'illusion nous entraîne dans ses courses, mais des courses vers quoi, pour quoi ? Pas de réponse.
Les descriptions moqueuses de l'agence de détectives Déclic ?
Je voulais offrir aux lecteurs quelques stéréotypes marrants des romans policiers des années quarante.
Le choix des lieux ?
Trois pôles reviennent en permanence dans mes livres : Paris, Veules-les-Roses et New-York. Trois points de repères de mon univers. J'ai envie de faire de mes livres des contes, avec cette dimension très visuelle, imagée. Paris pour le cocon connu de mes personnages, le lieu rassurant et où commence l'aventure. New York pour le moment effrayant et paumé. Veules-les-Roses, c'est plutôt un clin d'œil : c'est l'endroit tranquille où je me retire pour écrire. Et puis je ne voyage pas beaucoup, donc faut compenser !
Jaenada est un peu maso : tyrannisé par son patron, par sa fiancée, par son boulet auto-stoppeur… Vous n'avez pas trop souffert d'avoir été si bien accueilli par la critique littéraire de cette rentrée ?
Maso, ah bon… Tout ce qui paraît dans la presse à mon sujet me fait plaisir et me rassure, que ce soit flatteur ou que ça me descende. Ce qui m'est insupportable, c'est le silence.
Florian Zeller
Philippe Jaenada
Ed.
0 p / 0 €
ISBN:
J'aime relier des détails presque anecdotiques de l'histoire, mais qui la sous-tendent, à ce qui lui est primordial : le titre. Cette grande à bouche molle, c'est l'objet d'une course effrénée. Celle vers qui le héros quête et enquête sans même en avoir conscience, son objectif ultime, son but. But qu'il n'atteint pas évidemment. Jaenada ne comprend pas pourquoi il court, et c'est grosso modo ce qui nous arrive à tous. Tout est éphémère, nos motivations et ce qui nous semble important se révèlent souvent n'être qu'une mouche minuscule.
Et pourtant l'explosion de violence finale, lorsque Jaenada doit se tirer hors du champ de portée du flingue de la grande, n'est pas une mouche minuscule …
L'explosion en question est bien douce, juste un petit coup de genou dont il tire une satisfaction sur l'instant, mais qui lui fait réaliser ensuite que la situation dans laquelle il s'est fourré est complètement grotesque. Toute cette aventure, tous ces périples, tout ça pour un misérable coup de genou et un sourire déformé de la grande dans l'ascenseur…La bouche molle, qui crée une attente chez le lecteur au cours de l'histoire (où est-elle ? qui est-elle ? que fait-elle ?), c'est un symbole de vie, de sensibilité, de sensualité, mais aussi des aboutissements dérisoires…
Histoire policière qui avorte : Et on tuera tous les affreux de Boris Vian vous a influencé ?
Lorsque je me suis intéressé de près à la littérature, vers vingt ans, j'ai effectivement commencé par Boris Vian, qui a sans aucun doute infléchi les directions que j'ai empruntées. Ici, c'est surtout Un privé à Babylone de Richard Brautigan dont je me suis inspiré. J'ai relu beaucoup de polars parce que c'est ce que je comptais faire pour ce roman. Néfertiti dans un champs de canne à sucre, c'était très lourd à porter, très intime, et je souhaitais faire quelque chose de plus léger, de plus reposant.
L'issue de votre roman est totalement surréaliste, on ne savait pas où on allait en commençant la lecture et on ne le sait toujours pas à la fin. Le saviez-vous vous-même?
Je savais pertinemment en commençant le roman que je ne possédais pas les capacités de construire un roman policier, alambiqué, parfaitement structuré et aux dénouements spectaculaires, inattendus, formidablement complexes. Ce qui m'importait n'était pas la résolution de l'énigme. De plus, dans les polars, le moment qu'on attend le plus c'est justement la résolution, le coup de théâtre, mais c'est tellement court, tellement rapide ! La jouissance de savoir enfin est si brève…
Alors vous préférez frustrer le lecteur dans son désir de résolution plutôt que lui donner un plaisir qui vous semble trop éphémère…
C'est vrai que certains ont été déçus par ce faux dénouement. Un producteur de cinéma m'avait même contacté, après avoir lu la moitié du bouquin, pour en acheter les droits. Nous avons pris rendez-vous, et une semaine après, lors de l'entrevue, il me dit consterné que c'est la cata, que la fin doit être réécrite… Ce que j'ai refusé de faire bien entendu.
Alors quelle leçon de cette aventure ?
Pas de leçon. Jaenada n'a rien appris. Assimiler la vie à une école, c'est trop simple ! Trop académique ! Il arrive bien souvent que les événements auxquels nous sommes confrontés ne donnent pas de leçon particulière. Rien n'a changé, et c'est aussi ce qui, à mon sens, fait la beauté de la vie : tout ne sert pas. Jaenada se retrouve sous la pluie, errant et la vision un peu brouillée sur la rue qui l'entoure, où il croit reconnaître les personnes qui ont compté au cours de son aventure. La seule chose qui s'est transformée est probablement le regard qu'il porte sur les gens. Un regard moins fade qu'au début, plus attentif à la foule, qui lui paraît désormais plus touchante, plus émouvante. Jaenada se découvre une forme d'amour pour l'humanité, et peut être aussi un certain courage. Mais ce nouveau regard sur les gens n'est pas forcément utile.
Alors que rapporte-t-il de cette aventure ?
Une robe rayée new-yorkaise. Pour sa fiancée. Pour Anne-Catherine. Elle l'a, d'ailleurs ! Mais on l'a achetée ensembles… Jaenada a tout laissé en route, tout jeté –papiers, agenda, photos – mais rapporte cette petite robe…
Jaenada, c'est vous ?
C'est moi Philippe Jaenada. Tout dans ce livre, excepté les meurtres et les bagarres –faut préciser ! - est autobiographique. Ce qu'il ressent, la loose, le manque d'intuition et de confiance en soi, les lieux décrits, ses phobies et ses passions, tout ça c'est moi. Clin d'œil avec mon premier roman, Le chameau sauvage, qui est un peu un auto-portrait.
Et ce doute permanent sur votre intelligence ?
Mes études. De maths. Je résonne en équations en permanence, je me pose trop de questions, surtout j'aligne trop d'inconnues au milieu des si et seulement si de mes problèmes. Ma démarche est analytique à outrance, ne pas faire bien m'obsède et me paralyse et donc je finis par démultiplier mes chances de faire mal.
Jaenada : un grand timide ?
J'ai vraiment vécu certaines scènes de timidité décrites dans le roman. J'ai joué cet arbre au théâtre, j'ai fui le lever de rideau à Cannes aux côtés de Depardieu, j'ai dû faire consciencieusement un speech devant une salle vide et une pauvre femme à la bouche grande ouverte…
Vous êtes aussi victime de " coursophilie " ?
Lui oui ! Je suis un grand fan de courses de chevaux, et c'est très significatif : Jaenada se laisse entraîner au rythme de la vie comme on se fait entraîner par le suspense d'une course. Pas très courageux, mais suffisamment téméraire pour suivre un courant parfois rapide. Enfin il se fait tirer plutôt… Le monde des courses est un peu comme le monde à une échelle réduite : le mensonge et la vanité y règnent, on fonde tout sur des espoirs qui menaçent de s'effondrer à chaque instant, on est constamment sur un fil rouge. L'illusion nous entraîne dans ses courses, mais des courses vers quoi, pour quoi ? Pas de réponse.
Les descriptions moqueuses de l'agence de détectives Déclic ?
Je voulais offrir aux lecteurs quelques stéréotypes marrants des romans policiers des années quarante.
Le choix des lieux ?
Trois pôles reviennent en permanence dans mes livres : Paris, Veules-les-Roses et New-York. Trois points de repères de mon univers. J'ai envie de faire de mes livres des contes, avec cette dimension très visuelle, imagée. Paris pour le cocon connu de mes personnages, le lieu rassurant et où commence l'aventure. New York pour le moment effrayant et paumé. Veules-les-Roses, c'est plutôt un clin d'œil : c'est l'endroit tranquille où je me retire pour écrire. Et puis je ne voyage pas beaucoup, donc faut compenser !
Jaenada est un peu maso : tyrannisé par son patron, par sa fiancée, par son boulet auto-stoppeur… Vous n'avez pas trop souffert d'avoir été si bien accueilli par la critique littéraire de cette rentrée ?
Maso, ah bon… Tout ce qui paraît dans la presse à mon sujet me fait plaisir et me rassure, que ce soit flatteur ou que ça me descende. Ce qui m'est insupportable, c'est le silence.
Florian Zeller
Philippe Jaenada
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Last modified onmardi, 21 avril 2009 23:21
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