Trois hommes et un dessin
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Plusieurs fois primé, Juan Gabriel Vásquez n’a cette fois rien reçu pour son dernier roman traduit en français, Les Réputations. Cet important auteur colombien livre pourtant, au-delà d’un travail documenté sur le métier de caricaturiste, une réflexion perturbante sur la mémoire. Sur fond de dictature et sous forme de polar, Vásquez brouille habilement les pistes entre fiction et réalité.
Mon premier définit le dessin caricatural comme « un aiguillon enrobé de miel ». Ricardo Rendón a ainsi marqué le XXe siècle sud-américain de son coup de crayon bleu. Né en 1894, ses caricatures politiques n’ont jamais cessé de critiquer les détenteurs du pouvoir colombien, en particulier dans les années 20. Il dénonçait notamment l’intervention croissante des États-Unis dans le fonctionnement de son pays, pièce essentielle d’un échiquier géopolitique régional, ou encore la prosternation de la Colombie devant les Anglais. Les libéraux comme les conservateurs ont été la cible, des années durant, de son humour satirique dans les colonnes de trois grands quotidiens nationaux : La Républica, El Espectador et El Tiempo. Le 27 octobre 1931, il déposa à la rédaction de ce dernier ses nouveaux dessins, alla écouter de la musique à La Gran Vía, l’un de ses bars préférés de Bogotá, plaisanta avec le patron, puis rentra chez lui. Dans la nuit, comme chaque nuit, il réfléchît à sa caricature du lendemain. Le 28 octobre, il repassa la porte de La Gran Vía, commanda une bière, alluma une cigarette, repensa à cette jeune fille dont il était tombé éperdument amoureux il y a si longtemps, sortit son crayon, dessina des lignes droites retraçant le parcours d’une balle qui pénètre dans un crâne, écrivit « Je vous supplie de ne pas me ramener chez moi. » puis braqua sur sa tempe le canon d’un Colt 25. Ce jour-là, l’une des plus grandes voix politiques et littéraires de Colombie se suicidait à l’âge de 37 ans. Aujourd’hui, personne n’est encore capable d’expliquer son geste.
Mon deuxième, disciple du premier, pense que la vie est la meilleure caricature qui soit. Parce que tous autant que nous sommes n’avons pas d’autre choix que de camoufler le laid et de souligner le meilleur, laissant se dessiner sur le visage « un paysage moral » au fur et à mesure que la vie s’écoule. Javier Mallarino l’assènera le soir de l’hommage rendu à sa longue carrière de caricaturiste : « Les caricatures peuvent forcer la réalité, pas l’inventer. Elles peuvent déformer, jamais mentir. » Un hommage que Ricardo Rendón avait de fait refusé même si ces deux légendes ont eu droit à un timbre à leur effigie. Au début du XXIe siècle, l’élève occupe la place du maître : autorité morale pour la moitié du pays, ennemi public numéro un pour l’autre, il est guetté quotidiennement en Une de la rubrique « Opinion » d’El Independiente, page la plus lue du quotidien. Parce que sa seule plume peut faire abroger une loi, renverser un édile, décrédibiliser un ministre… ou pousser au suicide un député. Adolfo Cuéllar et son ventre proéminent avaient été dessinés sur le promontoire d’une colline, les bras écartés, le visage levé vers le ciel et, à leurs pieds, une multitude de têtes enfantines, toutes de dos, de longues chevelures raides tenues par de délicats rubans. « Laissez les petites filles venir à moi », disait la caricature du député. Aujourd’hui, personne n’est encore capable d’expliquer ce qui s’est réellement passé la veille de la réalisation de ce dessin, dans la chambre où se reposaient la fille de Mallarino avec celle de Cuéllar.
Mon troisième a peut-être la réponse. Mais ce n’est pas véritablement ce qui l’intéresse. Juan Gabriel Vásquez signe une chronique d’opinion hebdomadaire dans El Espectador et estime que si personne ne l’insulte à la suite de la parution d’un de ses articles, c’est qu’il a perdu son temps. Passionné par la vie et l’œuvre de Ricardo Rendón, il se demande si son suicide au faîte de la gloire n’a pas été motivé par l’idée que des années de caricatures ne changeaient rien. Selon lui, les Colombiens entretiennent une relation d’amour-haine avec les leaders d’opinion et les pages dans lesquelles ils officient sont comme « le grand divan collectif d’un pays passablement malade » : les lecteurs se tournent vers elles pour qu’elles résolvent leurs problèmes. Juan Gabriel Vásquez a donc décidé d’explorer cette influence des médias dans une contrée qui croule sous le poids d’une corruption crasse et de l’incompétence nonchalante de ses dirigeants. Se réinstallant à Bogotá seize ans après l’avoir quittée, se laissant réentraîner par l’électricité mi-excitante mi-repoussante qui règne dans la capitale, il dut suspendre son travail de chroniqueur pour pouvoir librement décrire le pouvoir subversif de la presse d’opinion, ses liens schizophrènes avec le monde politique et la façon dont une image publique se construit ou se détruit. Ainsi que les conséquences de ces Réputations ainsi dessinées. Vásquez refuse l’idée que d’autres médias ou politiques contrôlent ce dont chacun se souvient ou ce que tout le monde oubliera, que d’autres façonnent l’histoire et donc le passé d’un pays. À son sens, cette lutte contre les failles de la mémoire relève même de notre devoir de citoyen. Il ne cessera d’ailleurs d’aller et venir entre mémoire collective et mémoire intime au fil de ses presque 200 pages et de tenter de démontrer que, contrairement aux idées reçues, le passé n’est pas figé. Une tribu indigène raconte d’ailleurs que « le passé est devant nous, car nous le voyons et le connaissons, alors que l’avenir est derrière : tout ce que nous ne pouvons voir ni connaître. La météorite arrive toujours dans notre dos, nous ne la voyons pas, nous en sommes incapables. Il faut pourtant pouvoir la distinguer, la voir venir et s’écarter. Il faut affronter le futur. C’est une pauvre mémoire que celle qui ne fonctionne qu’à reculons. »
Pour ne pas finir comme mon premier, les deux suivants iront donc au bout de leur examen de conscience.
Les Réputations
Juan Gabriel Vásquez
Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
Éditions du Seuil
192 p. – 18 €