Entretien avec Philippe Besson
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Pourquoi « Son frère » et pas « Mon frère », par exemple ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord un élément de forme : je voulais un titre très court, très sobre. L’évidence, c’était d’appeler ça « Mon frère » mais je trouvais cela un peu classique, attendu. Tandis que quand on lit « Son frère », on est sans doute un peu surpris, intrigué. Puis il faut aller jusqu’au bout de la narration : celui qui parle, qui dit « je », c’est celui qui dit : « Je suis son frère. » Le titre ramène à cette réalité-là. Et il fallait que le mot « frère » soit le mot essentiel.
Dire « Son frère », c’est se mettre en avant, « Me voilà, je suis son frère », et dans le même temps se définir par rapport à ce frère…
Oui, toute l’histoire de Lucas, c’est de se positionner par rapport à son frère. Dès le début, d’ailleurs, il se présente comme tel.
Frère ici, amant dans En l’absence des hommes, dans tous les cas il faut être deux ?
C’est ce que me dit souvent mon éditeur, que je me concentre sur une relation à deux et que j’ai du mal à inclure d’autres personnages. Je suis assez d’accord. J’ai tendance à considérer que le plus important se joue toujours entre deux personnes, une à une, et j’ai du mal à faire rentrer d’autres gens dans ce cadre. Dans Son Frère c’est pire que tout car les autres disparaissent au fur et à mesure pour laisser Lucas et Thomas seuls. Les relations décisives se tissent toujours avec une seule personne, quelle qu’elle soit. C’est pour moi une réalité personnelle et au-delà, une construction romanesque qui me convient très bien. Et comme j’ai la prétention d’écrire des histoires extrêmement simples, qui peuvent s’énoncer en très peu de mots, je veux m’en tenir à quelque chose de très serré.
Dans vos deux livres, on note un refus de l'ostentation, du pathos et le choix de sujets –mort d’un frère, mort d’un amant- qui risquent de vous ’y entraîner… C’est une manière de défi littéraire ?
Disons que les thèmes qui m’intéressent le plus actuellement, sont les thèmes de la perte et de la mort. Des thèmes éminemment romanesques, qu’on a très envie d’explorer, mais également des thèmes difficiles, parce qu’on peut tomber dans le pathos, l’impudeur ou la démonstration… Et la gageure que je me donne, c’est de les traiter avec le plus de délicatesse, de douceur et de subtilité possible -cela peut paraître immodeste mais je pense qu’on doit faire preuve de tact et d’élégance dans ces cas-là et que quand on y parvient, si on y parvient, on peut se concentrer sur la douleur, la souffrance. Il faut toujours du calme, de la dignité.
La littérature, ce serait poser des mots sur des réalités indicibles, telles la mort ou l’absence ?
La mienne en tout cas. Je reprends les mots de Lucas à la fin de Son frère : « on ne sait pas dire la mort ». Il s’approche de la réalité de la mort, il suit la dégénérescence du corps, le fait que le corps de Thomas est en train d’entrer en contact avec le cadavre qu’il va devenir, le fait qu’inexorablement il va se retrouver seul quand Thomas aura disparu, mais en même temps, la mort n’est jamais vraiment dite. Et on ne se prépare pas au deuil. On s’en approche mais c’est tout, et quand Thomas meurt, il ne meurt pas comme on l’attend. Comme s’il était impossible d’être au cœur des choses.
Dans vos romans, on retrouve toujours la sensualité, la charnalité de la vie, et son écrasement, brutal dans En l’absence des hommes, progressif dans Son frère… Pensez-vous qu’on bâtit à partir de ce qui se détruit, comme si on convertissait le malheur de la vie en bonheur de l’art ?
Je ne dirais pas les choses comme ça. J’explore les thèmes de la mort et de la perte parce que mes disparus m’accompagnent. J’ai besoin de conserver un lien, de rendre hommage, d’être encore proche de ceux qui ont été à mes côtés et n’y sont plus... Dans mes livres, je parle de cette présence invisible des morts ou des disparus. Cela dit, je ne suis pas dans la vie comme dans mes livres. J’exprime une certaine mélancolie ou tristesse, une forme de désespoir dans ce que j’écris tandis que je peux être très jovial, enjoué et optimiste dans la vie. Je pense qu’on explore dans les livres une face sombre de soi-même qu’on n’a pas forcément envie de montrer dans la vie parce qu’il y a là aussi cette élégance d’être joyeux avec les gens plutôt que d’être malheureux. Donc le malheur est dans les livres et le bonheur est dans la vie. Mais en même temps, on prend beaucoup de bonheur à raconter ce malheur.
L’écriture comme jouissance et souffrance confondues, en somme ?
Il y a une phrase dans Le Dernier Métro que Truffaut fait dire à Depardieu. Il s’adresse à Deneuve et il lui dit : « Vous voir est une souffrance. » Et Deneuve répond : « Mais vous me disiez que c’était un bonheur. » Et lui : « Oui, c’est ça, c’est un bonheur et une souffrance. » Je pense que c’est intimement lié.
Thomas refuse sa condition d’entre-deux, ni vivant ni mort puisque incurable... Il faut aller jusqu’au bout des choses, savoir trancher ?
Oui. En cela, je ressemble à Thomas. Alors que je pense qu’on est toujours dans la zone grisée, qu’on n’est jamais ni blanc, ni noir, ni pur, ni impur, ni innocent, ni coupable, que les frontières sont très mouvantes et ténues, je suis aussi de ceux qui pensent qu’il faut faire un choix ? Thomas admet très vite qu’il ne sera pas sauvé et il ira jusqu’au bout de cette logique. Cela dit, je ne suis pas sûr d’avoir son courage, je ne l’ai pas eu dans d’autres circonstances.
Lucas écrivain, observateur, narrateur… Un double de l’auteur ?
Je crois qu’au fond, je suis plus proche de Thomas que de Lucas. Je n’aurais pas pu écrire ce livre du point de Thomas. L’écrire du point de vue de Lucas, c’est précisément se mettre à distance de ce qui arrive à Thomas et c’était indispensable. Je me reconnais davantage dans Thomas que dans Lucas. C’est souvent l’erreur de lecture que font les gens, on me demande toujours si c’est strictement autobiographique (la réponse est non) ou s’il y a transposition, et je réponds oui ou non suivant les circonstances mais ce qui est certain c’est que je suis beaucoup plus proche de Thomas que de Lucas, au fond je pourrais tout à fait plagier Flaubert et dire : « Son frère, c’est moi. »
Vous mettez les choses à distance en décrivant la réalité brute de la maladie, les symptômes, les médecins, etc. mais aussi en dépouillant et les êtres, et les lieux, qui vont beaucoup vers l’épure…
Ce qui m’intéressait, c’était de faire disparaître les alentours pour me concentrer sur les deux frères. Les proches et les parents s’en vont et on voit les décors devenir de moins en moins précis, de plus en plus racontés sur le registre des sensations et des émotions plus que sur le registre du matériel et du descriptif. Les descriptions m’ennuient, c’est un travail de photographe et de cinéaste, je n’ai pas envie de donner à voir, j’ai envie de donner à ressentir, à éprouver. La précision clinique dans le récit de la maladie, des médications et des symptômes avait ce but : que le lecteur ait mal et comprenne la douleur de Thomas. Je suis vraiment dans le registre des émotions et je pense que le style que j’ai employé était un allié contre le mauvais goût. C’est pour cela que tant d’éléments s’effacent… Il y a aussi le fait que dans la disparition des proches, il y a la volonté de faire disparaître les vivants. Tous ceux qui arrivent, qu’il s’agisse de Manuel à l’hôpital ou du vieillard au bord de la mer, ce sont les morts… Ce sont les morts qui s’approchent et les vivants qui s’en vont.
Comme si la mort réduisait les choses à l’essentiel…
C’est cela. Le propos de Son frère, c’est de montrer comment un lien, et en l’occurrence le lien fraternel, qui pour moi est un lien décisif, un lien singulier, est mis à l’épreuve de la mort. Ici, il en est magnifié. Tandis que tous les autres liens vont être détruits.
Vous utilisez des éléments très symboliques –la mer, la lumière, la maison de l’enfance…- mais vous ne les fouillez pas, vous les posez comme des piliers, on dirait qu’ils architecturent votre roman. Vous écrivez sur l’absence ou la perte. Vous avez en horreur la description dite « réaliste »… Est-ce que Duras vous a influencé ?
Qu’on sente cette présence, c’est pour moi un grand compliment. Et c’est une référence que j’admets volontiers. En même temps, je me remets à mon simple niveau, Duras est une sorte d’icône inatteignable…
Vous avez écrit deux livres très différents mais sur des thèmes voisins (l’enfance, le double, la perte…). Allez vous continuer dans cette voie ?
Il faut admettre la part de ce qui s’impose : je n’ai pas choisi de parler de ceci ou de cela dans En l’absence des hommes et Son frère. J’en ai parlé parce que c’est mon fond, le fond de ce que je suis, mais quand je me lance dans l’écriture d’un livre, je ne décide pas tout, c’est dans l’écriture que je me rends compte de l’émergence de thèmes qui me sont chers. Le livre que j’écris actuellement est différent. Il n’y a pas de « je », le personnage principal est une femme. Mais il s’agit encore une fois d’une relation à deux qui met tout le reste au second plan et d’une exploration du passé. C’est l’histoire d’une rencontre qui renvoie à son propre passé et un livre sur le non-dit. Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on dit mais ce qu’on ne dit pas mais que l’autre entend. Une structure théâtrale, unité de temps, unité de lieu, deux personnes qui se racontent leurs souvenirs et comprennent qu’elles n’ont pas les mêmes. Assez durassien, pour le coup…
Minh Tran Huy
Philippe Besson
Ed.
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Last modified ondimanche, 03 mai 2009 22:53
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