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Interviews
Un premier roman dont on parle est déjà un phénomène. Alors quand il trouve sa place parmi les titres phare de la deuxième fournée de janvier, l’on peut dire sans trop d’exagération qu’il accomplit des prouesses. Génie du proxénétisme est de ces merveilles-là. Et parce que son auteur, Charles Robinson, a su concilier dans un même texte la sexualité avec le néolibéralisme et le discours « chateaubriandesque », nous ne pouvions pas faire autrement que de le rencontrer.

Génie du proxénétisme est votre premier roman. Sa quatrième de couverture ne nous donne pas vraiment d’informations sur votre compte. D’où venez-vous, Charles Robinson ?

Je ne réponds jamais aux questions biographiques. Ce n’est pas une incorrection de ma part, mais j’ai remarqué que les romans sont souvent justifiés par la vie de leur auteur comme s’il y avait une sorte de légitimité : « j’ai le droit de raconter telle chose parce que je l’ai vécue. » Je peux cependant vous dire que je n’ai pas fait d’études de lettres. Et c’est déjà m’avancer considérablement par rapport aux deux lignes biographiques qui figurent au dos de mon livre.

Pouvez-vous néanmoins nous dire depuis quand vous écrivez ?
Génie du proxénétisme n’est pas tout à fait un premier roman. C’est le premier que j’ai publié, mais j’avais mené auparavant une campagne d’écriture assez longue pendant laquelle j’avais travaillé sur divers projets. J’ai donc suivi le parcours classique du jeune écrivain qui trouve ses textes formidables puis finalement ratés, qui abandonne, qui réessaie, quitte à refaire vingt fois la même chose et qui finit par les envoyer en se disant que c’est peut-être la bonne.

Certains de vos textes avaient-ils été refusés ?
Bien sûr. Pour un premier roman, une seule question se pose : que faire du roman personnel ? Une fois que l’on a réglé cette question, il faut s’assurer que ce roman personnel ne déborde pas et c’est à ce moment-là que le passage de l’écriture à la littérature est le plus compliqué. Pour Génie du proxénétisme, j’ai résolu le problème en l’enjambant. Ce qui n’était pas le cas pour les premiers textes sur lesquels j’avais travaillé. Génie du proxénétisme me permettait de partir d’un territoire vierge. Malgré cela, un auteur s’investit toujours un peu dans son roman. On peut se débarrasser du roman personnel, mais pas de soi.

Qu’est-ce qui vous laissait penser que Génie du proxénétisme serait un roman publiable ?
Il y a une part de pari. Sans être tout à fait confiant, il y a un tel travail de maturation qu’à un certain moment tous les éléments paraissent se répondre. Le dessin que l’on avait imaginé est à peu près rempli, c’est pour cette raison qu’on décide de l’envoyer. Mais entre la version que j’avais expédiée à mon éditeur et le texte qui a été publié, il y a eu encore beaucoup de travail. Pas tellement à la demande de « Fiction & Cie », cela venait plutôt de mon côté : j’ai effectué une dizaine de relectures, au bas mot.

Combien de temps avez-vous travaillé sur ce livre ?
Le premier jet a été rapide : six mois. J’ai eu très tôt les éléments qui composent le livre. J’avais décidé de travailler à partir de la structure de Génie du christianisme. Comme c’est une structure très riche, il me fallait la simplifier. Mon projet pouvait paraître curieux sur le papier : écrire un traité de marketing et de management en le croisant avec Chateaubriand, le tout dans le cadre d’une maison close. Je ne savais pas si ça marcherait, mais j’étais convaincu de tenir là un outil intéressant. Je me disais que si je réussissais à créer une langue à la fois mystique et composite, je m’assurais d’entrée de jeu un bonheur d’écriture et m’offrais un véhicule suffisamment fort pour pouvoir avancer. Comme je ne travaillais pas à ce moment-là, j’étais dix heures par jour sur mon texte. Pendant six mois, je n’ai fait qu’écrire.

Pensez-vous avoir des habitudes d’écrivain ?
Je ne suis pas très à l’aise avec la notion de routine. Globalement, j’ai essayé plusieurs choses selon les textes. J’ai écrit celui-ci directement sur ordinateur, sans passer par une version manuscrite. Pour le moment, il n’y a pas vraiment de méthode dont je sois satisfait. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que la méthode soit liée à l’auteur, je crois qu’elle est plutôt liée au type de texte. Si l’on a accumulé beaucoup de documentations, il faut sculpter dans cette masse. Si au contraire il n’y a rien au départ, la donne est très différente…

Comment vivez-vous la sortie de votre premier roman ?
Je suis assez détendu. C’est une drôle d’expérience, mais elle n’a pas que des bons côtés. C’est inévitable car le travail d’écriture entend un énorme investissement de soi. Alors quand cela se transforme en objet commercial, il y a quelque chose d’assez surprenant. Mais de bien connaître cette partie-là du problème m’avait déniaisé à l’avance, si je puis dire. D’autant que « Fiction & Cie » n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler une collection putassière.

De quoi nourrissez-vous votre travail ?
Je me nourris essentiellement de choses qui ne sont pas littéraires, la musique par exemple, le rock indépendant, le jazz… Je connais assez mal la littérature contemporaine, mais je lis tout de même des auteurs tels que DeLillo ou Vollmann. En fait, de nombreuses choses nourrissent mon rapport au monde : les sciences humaines, la philosophie, l’art contemporain aussi, notamment l’idée selon laquelle le concept d’une œuvre et sa matérialisation effective sont deux choses différentes. Cette notion devient troublante lorsqu’on l’applique à la littérature : le texte ne serait pas l’œuvre, mais une manifestation de quelque chose plus complexe que Blanchot appellerait « le livre ».

Quels artistes contemporains aimez-vous particulièrement ?
Je suis très fan de James Turrell. J’apprécie également le travail d’Ann Hamilton, une artiste peu connue en France, mais extrêmement intéressante. Elle avait présenté à la Maison Rouge, il y a deux ou trois ans, un ensemble d’œuvres qui s’appelait Phora. C’était vraiment troublant.

Revenons à Génie du proxénétisme. Pourquoi avoir choisi le bordel comme toile de fond ?
Si j’avais placé le même texte dans une entreprise de matériaux de construction, nous n’aurions jamais fait cette interview. Après vous me demanderez à quoi bon radiographier la culture d’entreprise alors que tout le monde baigne dedans au quotidien ? Parce que cette culture est souvent noyée dans la réalité des choses. Dans Génie du proxénétisme, elle n’est pas transformée. Je me suis efforcé à ne pas amplifier les phénomènes, je les ai simplement déplacés dans un milieu où tout ce qui est dit est écouté de manière beaucoup plus attentive. Et puis le moment sexuel est intéressant par rapport au néolibéralisme, puisque c’est le seul moment où un même individu est simultanément consommateur et consommé. Pour moi, c’était un excellent révélateur. Pour qu’il soit parfait, je devais conserver l’équilibre entre l’érotisme et l’économie. À certains moment, je me disais que le propos était trop provoquant et comme ce n’était pas le but recherché, je retravaillais alors le texte.

Malgré cela, votre livre se construit autour de la prostitution. Le sexe n’est-il plus un sujet tabou ?
Dans Penser la pornographie, Ruwen Ogien constate très justement que le rapport à la sexualité est beaucoup moins décomplexé qu’on ne peut le croire. À notre époque, c’est assez simple d’avoir des relations sexuelles et en même temps très compliqué d’en montrer au cinéma. Par exemple, Baise-moi de Virginie Despentes a subi une terrible censure.

À certains égards, le modèle que vous décrivez dans Génie du proxénétisme semble possible…
Je souhaitais évidemment que le lecteur marche dans l’histoire, mais qu’ensuite le projet littéraire dépasse l’objet entreprise pour qu’il finisse par comprendre que c’est impossible. Le but du livre n’était pas de poser une pierre pour la réouverture des maisons closes !

Pourquoi avoir choisi Génie du christianisme de Chateaubriand ?
Parce qu’il est extrêmement érotisé. Tout ce que décrit Chateaubriand dans Génie du christianisme est troublé. Quant aux extraits cités dans mon livre, ils me permettaient de donner un souffle à mon texte. La langue de l’entrepreneur et celle de Chateaubriand créent des communications très intéressantes. Le discours de Chateaubriand est un discours de propagande. Quand il le publie en 1802, le christianisme est parfaitement déconsidéré et selon lui, la civilisation doit envisager de nouveau cette religion comme une voie logique. J’entendais dans ce propos quelque chose des discours que les politiques et les entrepreneurs prononcent. L’entreprise a aussi été déconsidérée, puis le marxisme est tombé, avalé par la chute du mur de Berlin et le néolibéralisme a refait surface. Les discours qui ont suivis l’ont transformé en loi naturelle capable de tout gérer : l’écologie, l’éducation, le logement, la sexualité… Mon texte est né de cette coïncidence.

Avez-vous à présent de nouveaux projets ou de nouvelles envies ?
J’ai arrêté de travailler sur Génie du proxénétisme il y a peu de temps. Je m’étais nourri pour l’écrire des erreurs que j’avais commises sur mes précédents textes. Aujourd’hui, il y a plusieurs livres qui me feraient envie : trois que je saurais écrire et dix pour lesquels je n’ai pas encore les outils nécessaires. Mais aucun de ces projets ne ressemble à Génie du proxénétisme. Ni en terme de structure ni en terme de langue ni même en terme de sujet. Pour l’instant, je suis dans une période de flottement, je fais un travail de deuil en quelque sorte. Si à un moment je commettais l’erreur suprême de rouvrir mon livre et d’en lire ne serait-ce qu’une page, je serais sans doute désespéré. Je ne l’ai jamais ouvert depuis sa publication, à tel point qu’il m’arrive de l’oublier…

Ellen Salvi

Génie du proxénétisme
Charles Robinson
Ed. Éditions du Seuil
229 p / 18 €
ISBN: 2020962438
Last modified ondimanche, 19 avril 2009 14:46 Read 2393 times
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