Rencontre avec Philippe Di Folco

Interviews
D'habitude on termine les interviews par cette question : que préparez-vous pour la suite ? Quels sont vos projets littéraires en cours ou futurs ? Je vous la pose dès maintenant.

Pour 2003, un livre « romanesque », un gros machin, très travaillé. Pardonnez-moi de ne pas vous révéler le sujet… Je crois que je tiens là un truc original tant au niveau du traitement que du fond. Il me faut du temps. Il m’en reste la moitié à écrire. Je crains de n’avoir pas le temps ou au contraire, de ne faire plus que ça.
En tous les cas, pas la suite de My Love : du genre « que sont mes amours devenus » !

Vos deux ouvrages publiés, Citizen Data et My love : en l'espace de quoi, à peine quelques mois ? Vous souhaitez rivaliser avec Patrick Besson ? Vous savez probablement aussi qu'on a comparé My Love et 28 rue Aristide Briant... Comparaison justifiée ? Appréciée par vous ?

My Love et Citizen ont été conçu sur deux-trois ans. J’ai beaucoup aimé le de Besson même si je n’apprécie pas toujours les formules polémiques à l’emporte pièce de cet auteur prolixe. On vient de la banlieue, de parents pressés de s’enrichir. Y’a des scènes mythologiques communes mais ça s’arrête là. Le Plateau télé, son recueil de chroniques télévisuelles du Fig Mag, communiquait aussi une bonne énergie, les métaphores y frisent le génie. En général, je n’aime pas les comparaisons. Ne me comparez jamais à Delerm, sinon il vous en cuira mademoiselle ! (rires)

Promis. Nous avons beaucoup aimé My Love Supreme. Pouvez-vous parler de sa genèse ?

Je vous remercie de votre soutien. C’est amusant : My Love exerce une sorte de charme post-lecture très étrange. Beaucoup de gens l’ont dévoré (c’est un livre court) et me rappellent seulement aujourd’hui, à la rentrée, pour me citer des passages que l’actualité révèle, ou que simplement, leur affaires privées mettent en lumière ou encore parce que cette rentrée est très pauvre en bons petits livres. C’est peut-être un roman dogma, du moins, c’est une fausse autobiographie mais avec des gens qui « auraient existés dans la vraie vie ». Des gens vrais aussi, que j’ai cherché comme beaucoup de romancier sur le tard (j’avais 30 ans passé quand j’ai commencé ce livre) à faire le point sur le passé, l’enfance, l’adolescence, les premiers jobs, etc. Je suis né au moment des 403 et aujourd’hui on a des 806, c’est dire !

Quelle place pour ce roman dans votre œuvre « à venir » ?

Les objets prennent, à force de banalités, une dimension suréelle dans mon texte (alors que la fiction reste toujours en deça du Réel) car je crois que nous n’arrivons pas à échapper au roman de Perec Les Choses paru en 1965. Pas plus moi que Houellebecq. Au contraire de ce dernier, je crois à de nouvelles formes d’expression littéraires à venir pour exprimer « ce qui ne peut encore être dit », car le monde tel qu’il se conçoit, tel qu’il devient, se doit d’être interprété par, entre autre, le romancier. On ne devine rien ou pas vraiment. On voit. On voit des choses dans le noir. Ce pourrait être ça une « œuvre » : mais ce terme ronflant et désuet est à chier : on écrit, on fait, on agit en étant lu, un point c’est tout.

Vous avez suscité beaucoup d'émotion avec ce livre. Comment envisagiez-vous les réactions du public avant la parution ? Des critiques littéraires sur My love vous ont-elles déçu par leur manque d'enthousiasme, ou leur manque de compréhension du texte ?

Encore une fois, ma surprise vient des réactions décantées, comme « après la bataille ». Je n’ai pas reçu de courrier. Ni de lettre de Nadia ou des autres. Beigbeder a été sublime et très fin. J’ai commencé à comprendre qu’il n’était pas l’être superficiel dont beaucoup parlent, en lisant cette critique parue dans un magazine que je ne lis jamais. Sinon pas de lettres de
lecteurs… Quelle déception ! Franchement, si je dois justifier l’écriture d’un tel livre c’est pour dire que l’un de mes buts, et ce depuis très longtemps, c’était de suppléer par l’écriture à ma timidité maladive, à mes défauts d’expression, à un corps que je sens mal à l’aise dans le monde, avec le monde…

Tendre un objet livre aux mains des autres, c’est leur demander un peu d’attention, d’amour aussi. Mais là je me fais des illusions… En fait, je suis comme beaucoup un être inconsolable (« qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que j’en arrive là ? » est une question sans réponse unique mais bien le « début de tout », d’un entretien infini entre le monde et moi) et bien trop sensible pour la société d’aujourd’hui. Demain, peut-être, on nous parquera, avec un écriteau : « Attention, ne pas fixer dans les yeux, danger compassionnel ». Mais non, je blague : on nous dira juste de fermer nos gueules. Cependant, le roman, s’il est un protocole compassionnel est aussi un formidable outil de vengeance : on peut, vingt, quinze ans après, lorsqu’il y a prescription, s’amuser à « régler ses comptes ». Découvrir alors que le hasard s’amusait de
vous. Que tout est question, souvent, d’amitié, c’est à dire de rencontres et de bifurcations, de regrets et de résistance.

Vos deux livres n'ont rien à voir. Souhaitiez-vous surprendre le public, montrer que vous maîtrisez aussi bien les deux genres ? Pouvez-vous expliquer leurs sources, et leur ordre de parution ? Quel est celui qui vous a donné le plus de fil à retordre ? Celui que vous trouvez le plus abouti et pourquoi ?

Je ne suis pas sûr que les deux livres n’aient rien à voir : My Love et Citizen portent tous deux un titre lisible en anglais et l’amour y est très important : dans mon essai, je reprends la notion de « philia » chère à Aristote et Epicure. On m’a reproché cette incise. Il ne s’agissait pas d’une incise d’ailleurs, mais d’un prolongement logique à ce qui arrive aujourd’hui que les « jeux sont faits » : la répartition des richesses, du fait de la non violence et du politiquement correct demeure immuable, le modèle démocratique américain triomphe, la monde est enrobé d’une couche logicielle protégeant les données du savoir et auxquelles n’auront accès que les plus riches ou les plus documentés, bref, même le sexe et l’amour sont merchandisés. Avec tout ça on oublie d’être ensemble. Le citoyen c’est celui qui accepte de vivre dans la cité en bon père de famille et qui garde possible une certaine idée du bonheur. Tout ça doit bien faire rire maintenant, non ? Surtout que Citizen Data possède 11 coquilles ! Même le roman est risible, je veux dire sous ses aspects dérisoires et ses maladresses du genre « Attendez lecteurs, je profite du livre pour lancer un appel… ». Aucun de ces deux
textes n’est parfaitement abouti. Mais il fallait les offrir à lire. Sinon, en tant que journaliste, ça passerait pour de l’orgueil mal placé ou de la mythomanie : « C’est trop bon, je le garde pour moi, ah, si vous saviez, je suis en train de vous écrire un truc merveilleux en ce moment » alors que, dès que ça paraît, c’est le temps des épreuves. Il faut se montrer à la hauteur. Quitte à les réécrire plus tard. Rien n’est jamais figé, jamais. Chez moi , un exemplaire de My Love est recouvert d’annotations : c’est « My Love supreme 2 » en quelque sorte, ou une
version remaniée pour sa pocketisation en 2002.

Quel est votre passage préféré dans My love supreme ? Doutez-vous vraiment de votre existence, de notre existence à tous (12 documents...). Quelle est selon vous la meilleure
façon d'exister, de s'ancrer dans le réel, de se persuader de sa propre utilité ?


Mon passage d’élection est celui qui s’intitule « Le Culte est un grand secret (et réciproquement ) ». Commencé en 1990, abandonné, retrouvé dans une chemise en 1996 et puis zou ! le roman est né à partir de cette « nouvelle » qui s’inspire à la fois de James et de Cortazar. Je me suis servi de la trame triangulaire, Fati, Francis et un narrateur. L’idée assez proche d’un Danilo Kis ou de la littérature argentine, comme quoi, le narrateur en vient à douter de son existence, m’est venu très tôt, en 1998, quand j’ai commencé à multiplié les « documents ». Il existe d’ailleurs de nombreux docs inédits. Je devrai monter un site MyLoveSupreme.difolco et proposer des photos, des inédits, des cadeaux… Bref, je devrais faire en sorte de garder des traces, des preuves que tout cela a bien eu lieu. Vous savez, j’ai un énorme complexe d’immanence : je ne vis jamais l’instant comme donné, offert, extatiquement mais plutôt rétrospectivement. D’où les regrets. Mais le regret était l’une des formes artistiques les plus belles du siècle classique, le XVIIIe, un siècle où vous et moi, aurions pu vivre. Vous auriez, chère Jessica, ouvert un salon et auriez eu plus de pouvoir que les ministres du roi. Et surtout, au roturier que je suis, vous auriez donné sa chance.

Exister, c'est aussi manifester un engagement... Peut-être que le lien entre My love et Citizen Data n'est pas si absent, finalement... Qu'attendez-vous comme réaction des lecteurs de Citizen Data ? Comme action ?

Vous voyez, on y vient ! L’engagement ! Certains passages de My Love soulève une problématique de « classe sociale » typiquement marxiste. Le narrateur regrette sa séparation d’avec ses meilleurs amis que le « système scolaire sélectif » lui arrache. On vit tous ça ! Ainsi vous, vous tombez amoureuse du fils de votre concierge. Avec les années, vous épousez le fils de l’actionnaire principal de papa. Et voilà ! Quant au lecteur, je ne sais pas. L’actualité peut tout bousculer. Du jour au lendemain. Et encore, il faut pouvoir se réveiller du rêve télévisuel. On se dit « C’est pas vrai, dites moi que je rêve, mon dieu, O mon dieu ! ». J’espère que mes textes apportent ce genre de remarques effarées aux lecteurs qui sont surtout des lectrices d’ailleurs.

Vous conformez-vous aux préconisations de Citizen Data ?

Je fais du vélo, je n’ai pas la télé, je minimise mes achats par carte bancaire, je n’utilise pas Internet chez moi : le foyer doit être un sanctuaire. Ne viens pas chez moi qui veut. C’est comme ça : j’ai besoin d‘une île, d’un lieu secret où, je crois, je pourrais écrire mieux. J’habite un vieil immeuble. On entends tout, les gens se chient sur les uns sur les autres, certains repas du soirs, on dirait un coup de feu dans une brasserie et vers minuit, après le film, toutes les toilettes se transforme en Niagara Falls puis c’est une immense partouze à tous les étages. Je n’en peux plus. Je souffre du bruits des autres. Alors que j’aime les autres. C’est à ça que j’aurai aimé pouvoir répondre : comment se comporter en citoyen qui agit de façon éthique quand bien même on a envie de tuer tout le monde ?

L'oeil d'un écrivain qui se révolte contre la tyrannie capitaliste et les intérêts des firmes multinationales, sur les récents événements aux USA ?

Je crois avoir écrit dans Citizen que je juge nécessaire « une certaine forme de violence » :
attention, je ne justifie en rien la violence terroriste, le crime organisé, etc. Tout devient à la
fois plus simple et plus compliqué : dans un monde enfermé dans ses propres contradictions (« Nous devons imposer la démocratie » dit Colin Powell et en même temps, écraser les formes politiques différentes, autres, parce qu’elles sont « autres » justement), dans un monde où la consommation devient schizophrénique (plus je consomme, plus j’appauvris le monde, plus j’appauvris le monde moins je me donne de chance de survivre donc de devenir sage), je ne suis pas persuadé que la NON violence soit la bonne réponse. De même que la réponse-napalm qui est celle de l’Empire américain, univoque et manichéenne, à l’image de la Sainte Inquisition, n’est pas du tout la réponse adaptée aux gens du Sud que l’on méprise depuis des siècles. Vous saviez que Manhattan est construite sur un ancien cimetière indien ? Un état qui bâtit son empire sur un génocide et la mis en esclavage d’un peuple ne peut prétendre diriger la planète en toute impunité. D’autres heurts viendront. Nous devons prévenir David ET Goliath et non pas David contre Goliath. Tout est dans la bijection.

En tant que critique littéraire, quels sont les ouvrages que vous recommandez pour cette rentrée ?

Je recommande Valérie Mréjen, Chloé Delaume, Agnès Clerc, Elisabeth Roudinesco… que des filles mais je ne suis pas critique, seulement «un « chroniqueur allemand ».

Quels seront les trends, tendances littéraires de 2002 ? Quel a été l'article écrit par vous le plus élogieux ?

Je vois des livres catastrophistes, dramatiques, explosifs… Mon article le plus élogieux a été sur Manuel Joseph, le poète le plus radicalement neuf et signifiant de ces dernières années, dans le monde de surcroît.

En deux mots, votre job chez Manuscrit. Ce que vous en attendez, sur le plan professionnel et personnel. Ce qu'il y a de novateur dans cette aventure dans laquelle vous vous lancez.

Manuscrit n’est pas encore un éditeur à part entière mais le deviendra bientôt. Son invention : le Grand lectorat. Je suis éditeur depuis 1991. C’est mon métier de base (là il y a 11 mots !). Je compte environ 140 livres que j’ai édité. Ce qui m’intéresse maintenant c’est de mettre au service de tous les auteurs un outil Internet puissant, et un lectorat original et professionnel. Manuscrit.com y parvient.

Qui et que seriez-vous, quelle serait votre vie si vous pouviez tout changer d'un coup de plume ? Comment vous voyez-vous dans dix ans, toujours impliqué dans mille et un projets ?

La seule vie dont j’ai toujours rêvé c’est celle d’un archéologue. Mais il reste très peu de choses à découvrir vraiment. Ecrivain c’est pas mal non plus quand on cherche « l’or du temps » ou de nouvelles formes littéraires.
Dans dix ans… Palmolive bien sûr ! Dis donc, vous travailliez pas dans la pub vous ?

Jessica Nelson

My love supreme
Philippe Di Folco
Ed.
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Last modified onvendredi, 01 mai 2009 23:08 Read 4744 times