Christophe Carlier, le crime est permis
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Un roman policier sans enquêteur, un marivaudage sur fond de meurtre, une romance qui repose sur un malentendu… L’Assassin à la pomme verte, prix du Premier roman 2012, échappe aux catégories littéraires traditionnelles. Une chose est sûre : c’est une vraie réussite. Son auteur, Christophe Carlier, revendique des inspirations aussi variées qu’inattendues. Rencontre...
L’Assassin à la pomme verte est un roman inclassable. Comment le définiriez-vous ?
Si je devais résumer L’Assassin à la pomme verte en une formule, je dirais ceci : il y a un cadavre, trois meurtres, pas d’assassin. Il ne s’agit pas d’un roman policier à proprement parler, car il n’y a pas d’enquête. Dans les modèles du genre, les romans d’Agatha Christie par exemple, la figure centrale est celle de l’enquêteur : Hercule Poirot ou Miss Marple. Les points d’orgue du roman tournent autour des dialogues entre l’enquêteur et l’assassin. Ce n’est pas le cas dans mon roman. Maintenant, il est vrai que j’ai emprunté la structure du roman policier pour mon livre. Un style de titre aussi…
Justement… Votre titre fait de manière assez inattendue référence au célèbre tableau de Magritte : Le Fils de l’homme. Pourquoi ce clin d’œil ?
Dans mon esprit, ce titre ressemble à ceux des tableaux de Magritte, qui exploitent une référence implicite pour mêler le familier et l’insolite. Vous venez de citer Le Fils de l’homme. Magritte donne aussi à une autre de ses toiles le titre Les Fleurs du mal, et commente ainsi ce clin d’œil à Baudelaire : « Le titre Les Fleurs du mal accompagne le tableau comme un nom correspond à un objet sans l'illustrer ni l'expliquer. » Dans ces deux cas, il n’y a pas de rapport direct, évident, entre le titre et le tableau. Le titre prolonge le tableau plus qu’il ne le résume. En littérature, c’est un procédé souvent utilisé pour les romans policiers. Le titre L’Assassin à la pomme verte renforce le mystère, la noirceur ironique de mon texte. Il le prolonge…
Le livre oscille entre tragédie et comédie, la distance de l'humour et de l'ironie étant omniprésentes. Quelles ont été vos sources d'inspiration ?
J’ai une véritable passion pour le roman épistolaire du XVIIIe siècle, et c’est là ma première source d’inspiration. La Nouvelle Eloïse, Les Lettres Persanes, Les Liaisons Dangereuses… Aujourd’hui, avec la place qu’occupent les nouvelles technologies dans nos vies, de tels romans ne seraient plus vraisemblables. Cela dit, j’ai repris au roman épistolaire la confrontation des points de vue, l’échange d’informations et les sauts d’un monde intérieur à un autre comme moyen de faire avancer l’action. J’ai aussi trouvé en Marivaux une autre source d’inspiration : la légèreté du langage, le fait que le sentiment semble naître au moment où il est formulé. J’avais d’ailleurs créé un personnage de confidente pour Elena, personnage récurrent chez Marivaux. Mais je me suis rendu compte qu’il n’était pas nécessaire au livre et j’ai choisi de le supprimer.
Craig se rêve en Arsène Lupin. C'est une référence qui compte particulièrement pour vous ?
Arsène Lupin est un personnage fascinant ! Cette capacité à changer de nom et de visage, à se métamorphoser. Arsène Lupin est un voleur-dandy, un séducteur invétéré, un être léger… C’est un personnage flottant. En définitive, il vole bien plus que de l’agent et des bijoux. De manière générale, j’ai un goût prononcé pour cette littérature du XIX e siècle, qui oscille entre policier et fantastique : Frankenstein de Mary Shelley, L’étrange cas du docteur Jekyll et M. Hyde de Stevenson. Ils ont en commun un style parfaitement maîtrisé : une très grande retenue et
une extrême précision. Le Horla appartient à cette même veine ; Maupassant éclaire un aspect angoissant d’un personnage, puis réécrit le monde à partir de là…
Le meurtre va servir à Craig de prétexte pour aborder et séduire la belle Elena. C'est une romance bien cruelle que vous nous peignez là...
Oui, le crime est un moyen pour Craig de séduire Elena… C’est un mode d’échange entre eux. Mais c’est qu’Elena est entrée dans la vie de Craig avec ce crime, et qu’ils sont depuis liés l’un à l’autre. Souvenez-vous des vers du « Revenant » de Baudelaire : « Comme d'autres par la tendresse / Sur ta vie et sur ta jeunesse,/ Moi, je veux régner par l'effroi. » La relation de Craig et d’Elena est tout entière résumée là…
Les personnages gravitent autour de l’hôtel Paradise, lieu de toutes les mesquineries, de l'explosion des névroses qui conduit aussi au meurtre. Est-ce là votre vision du nouvel enfer des pays riches ?
Le Paradise est à la fois un jardin d’Eden et un zoo, car les personnages sont souvent représentés comme des espèces animales. C’est un sommet du luxe, un paradis factice… Les personnages sont tentés de se dire que c’est là la vraie vie, de se rêver autres, mais c’est parce qu’ils sont sous influence de l’hôtel. « La cause de la plupart des crimes, c’est peut-être ni plus ni moins la possibilité […] dans laquelle on se trouve de les commettre », écrit Marguerite Duras dans L’Amante anglaise. Le Paradise, avec ses couloirs, ses recoins, sa semi-obscurité, offre la possibilité du crime…
Le préposé à la réception nocturne, Sébastien, va démasquer l'assassin, mais choisir de ne rien révéler à la police. Qui est-il et qu'est-ce qui le motive ?
J’aime beaucoup ce personnage ; c’est celui que je fais le plus parler dans le roman. Il fonctionne comme le chœur dans la tragédie antique : il commente l’action. Il a une attention créative, car c’est avant tout un contemplatif. Il a une vision poétique du monde. Mais, à un certain point, regarder ne lui suffit plus pour s’occuper l’esprit, pour exister. C’est pourquoi il va faire certains choix d’action… Sébastien est le seul qui comprenne la vraie nature du Paradise, parce que le luxe n’est pas une prérogative pour lui. Il sait qu’il ne s’agit-là que d’un décor, d’un théâtre.
« La seule énigme qui me tienne à cœur concerne la réaction d’Elena », avoue Craig. L'obsession de Craig pour Elena se fait de plus en plus dérangeante. La folie, ne serait-ce pas là le vrai sujet du roman ?
Craig vacille, mais reste maître de lui-même. C’est là le fruit de son éducation. Il échappe ainsi à la version sociale de la folie. S’il devait y avoir un sujet clé dans ce roman, cela serait plutôt le malentendu. Mes personnages ont tous une langue commune, de la femme de chambre à Craig, professeur de littérature. Les univers se correspondent… C’est un jeu dont tout le monde a accepté les règles. Et le malentendu entre Craig et Elena prend racine sur ce fond de connivence.
Votre roman est salué par la critique et se trouve en lice pour plusieurs prix ; vous êtes d’ailleurs lauréat du prix du Premier roman. Qu'avez-vous appris en l'écrivant ?
J’ai découvert le caractère impérieux de certains passages. La nécessité aussi de mûrir les personnages, si on veut leur donner une vraie place dans le livre. Une chose m’a semblé particulièrement difficile : passer d’une voix à une autre et créer un équilibre entre ces différentes voix. Mais j’ai eu un réel plaisir à écrire L’Assassin à la pomme verte… J’ai un mode assez exploratoire de l’écrit. C’est en écrivant que je découvre comment l’intrigue doit avancer. Parfois il y a quelque chose qui s’échappe, et c’est bien ainsi. Le récit en ressort grandi. Cette expérience a rendu l’idée de la maîtrise de la narration par l’écrivain un peu fictive à mes yeux…
L’Assassin à la pomme verte
Christophe Carlier
Serge Safran éditeur
179 p. - 15€