Habitué au fil de son œuvre à sillonner l’histoire et les personnages de l’Orient, (Khayyam, Mani), l’auteur cette fois s’exhibe en narrateur : après faire le tour des siens entre Beyrouth, Alep ou Le Caire, il part à la recherche de ses oncles partis outre-Atlantique, la plupart aux Etats-Unis. Et de voyageur historien, il devient investigateur de par le monde Si la vie du grand-père Boutros, resté au Liban, est le champ d’exploration privilégié, c’est son frère Gebrayel, parti à dix-huit ans de sa contrée natale et devenu citoyen américain, qui hante l’auteur. Il ignore tout de la vie de cet « oncle d’Amérique » qui, s’installant à Cuba, fit fortune dans le commerce et côtoya les plus grands dignitaires de l’île. Et Amin Maalouf d’enquêter sur cette branche familiale près d’un siècle après, de découvrir les charmes et incongruités de l’ère castriste, et de tomber amoureux d’une île aux habitants si aimables. Car Amin Maalouf se retrouve désormais seul à recueillir et recouper les informations éparses sur les âmes et activités d’une famille que la distance et les querelles familiales ont atténuées ou effacées. Volontairement ou non. Et dans ce laborieux travail d’investigation, il connaît l’amertume de n’avoir su ou pu profiter de la mémoire des siens : « je passai le reste de la journée à me reprocher d’avoir laissé s’éteindre tous les anciens de ma famille l’un après l’autre sans avoir jamais pris la peine de recueillir leurs paroles. Et à me promettre de ne plus en rencontrer un seul sans le faire parler abondamment » (p.32). Parce que aujourd’hui encore, peu écoutent et passent du temps avec les gens plus vieux. Cette quête offre aussi l’occasion de peindre une famille dans le temps, dont les origines remontent aux deux pôles de la Méditerranée : Le Caire et, toujours plus à l'ouest Constantinople avec les embranchements grecs se perdant dans les siècles antérieurs. Si l’auteur évoque ceux partis d’Orient aux quatre coins du globe (Soudan, Australie, Brésil, France), il se concentre sur l’histoire des siens entre 1880 et 1930, et n’exclut pas à l’avenir de prolonger son enquête en aval et amont de la période : « nous, les âmes nomades, avons le culte des vestiges du pèlerinage. Nous en bâtissons rien de durable, mais nous laissons des traces. Et quelques bruits qui s’attardent" (p.269). Cependant les diasporas levantines (libano-syrienne et égyptienne) du début du XXième siècle, mêlées aux Turcs de l’Empire ottoman, comptent moult descendants (diamantaires d’Afrique du Sud ou d’Anvers, chanteurs comme Shakira ou Dalida, le président argentin Menem, etc). Ces voyages sans origines, sans dates: immigrations sous l’empire gréco-romain d’orient, émigrations suite aux Croisades, et plus loin dans le temps encore, ces marchands du pays de Canaan à la conquête de la Méditerranée, depuis les cités florissantes d’Ougarit et Byblos aux phéniciens de Tyr et Sidon… Première richesse du Liban : l’Homme À la faveur de l’histoire des siens sur ces cinq décennies, le livre déploie aussi les soubresauts d’une contrée sous administration ottomane puis française, en un temps où le Liban se résumait à une chaîne de montagnes littorales aux sommets enneigés, le Djebel Liban, ou montagne blanche. À l’époque, les gens se sentaient autant Syriens qu’Ottomans. Autant anglophiles que francophiles. À partir de lettres éparses et de témoignages oculaires, Amin Maalouf recense les idées, les modes et les personnalités qu’il décrit ainsi : « la vérité est rarement enterrée, elle est juste embusquée derrière les voiles de pudeur, de douleur, ou d’indifférence ; encore faut-il que l’on désire passionnément écarter ces voiles » (p.165). Son grand-père paternel, Boutros, le principal personnage du livre et qui signe alternativement Pierre ou Peter selon la nationalité de ses interlocuteurs, se présente comme un homme avisé et cultivé, juriste et enseignant du primaire. Il porte un regard juste sur son temps : « Un sultan a abdiqué, un autre est monté sur le trône, mais le pouvoir s’exerce toujours de la même manière. Nous sommes une nation volage, que le vent des passions entraîne par-ci, par-là » (p.397)… Et parlant de ses compatriotes : « tu découvriras qu’ils ont des qualités nombreuses et ne souffrent que d’un seul mal : l’ignorance » (p.120). Comment ne pas songer avec nostalgie, à ce temps où les différentes communautés religieuses vivaient en harmonie ? Tout juste relèvera-t-on la concurrence, déloyale parfois, entre les diverses schismes chrétiens, et les efforts soutenus de missionnaires américains (déjà) actifs, qui inspirent à Boutros cette sentence : « les gens suivent tant de chemins, croyant arriver jusqu’à Lui, mais ils finissent par L’oublier, pour adorer leur chemin lui-même (p.426) ». Mais le grand-père, homme intègre et fier, défend ses principes dans une société très ritualisée : son refus de porter un couvre-chef et celui de baptiser ses enfants pour qu’ils puissent librement choisir leur confession à leur majorité. Autant sources de scandales, malgré le respect qu’il inspire pour ses autres qualités, qu’il assume sans jamais baisser les bras ni courber le dos, jusqu’à la mort de Gebrayel. Jusqu’à ce que la myopie des siens, les calamités du premier conflit mondial, et les incohérences de la tutelle française ne l’épuisent. Révolté à ses heures, mais sans mots déplacés en public, Boutros est aussi poète, poète solitaire. C’est parce qu’il s’exprima dans une dizaine de cahiers, y consignant minutieusement ses impressions et pensées, ses élans et cris du cœur, qu’Amin Maalouf put sonder son grand-père et remonter le puzzle des siens. Mais demeurent des zones d’ombre, ainsi quand Boutros, qui eut une vie de célibataire puis de famille épanouies, écrit : « J’ai passé ma vie à parler d’amour, « Et il ne me reste de mes amours que mes propres paroles…". Claudio Sepulveda © LBESR, 2004
Zone Littéraire correspondant
Origines Amin Maalouf Ed. Grasset 486 p / 21 € ISBN: 2246634415
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