Le Cri du sablier met en scène deux voix, l'une relançant toujours l'autre. Un rapport avec la fonction maïeutique du dialogue, qui permet de mettre au jour une vérité ? Oui. Le monologue aurait été impossible comme structure et comme mode de narration, une logorrhée isolée aurait été illisible et aucun soliloque ne permet d'avancer, d'accoucher de soi. D'où " l'autopsy "… En réalité, je considère la psychanalyse comme une fumisterie très dangereuse. C'est une théorie intellectuellement très stimulante mais dans la pratique, les psy veulent toujours avoir raison. Ils ne veulent jamais lâcher les clefs, se présentent comme les gardiens du Temple, " vous êtes la petite brebis qui va se faire occire, restez à votre place... ". Pour le livre, c'est venu comme un jeu, au fur et à mesure (je n'ai pas de plan de travail, j'avance comme je le sens). Pour une meilleure lisibilité, j'ai d'abord eu cette idée d'une structure schizo, avec deux " moi ". Peu à peu l'un a pris la forme d'un psy. Il ne pouvait rester tel quel, ç'aurait été d'une mauvaise foi délirante, et ça n'aurait pas convenu au sujet… Il fallait donc supprimer ce psy qui ne pouvait pas être là tout en l'étant. D'où le jeu de mots un peu facile de l'autopsy. Le Cri du sablier c'était trouver les mots pour le dire ? Et parfois les mots pour les mots. Certains mots ne sont là que pour des raisons de musicalité et de connotation sonore. Je n'ai pas peur du vol d'Icare à la Queneau. Les mots ont pour moi une certaine autonomie. Michel Surya dit que le rapport entre le livre et ses lecteurs est une affaire de malentendu et je pense qu'il a raison. Des personnes peuvent avoir lu quelque chose de très différent de ce que j'ai pensé écrire et c'est une richesse supplémentaire. Un espace de jeu ? C'est ça. Un espace comme une porte, une ouverture, et un espace ludique… C'est ce qui différencie Le Cri du sablier de l'autofiction sordide… C'est vrai qu'il existe une mode du " je fais ci, je fais ça ", du quotidien version trash mis en forme de façon très cavalière sous prétexte que seul le sujet compte… Je considère que ce n'est pas de la littérature. C'est un objet-livre, de la restitution d'expérience qui ne m'intéresse ni en tant que lectrice, ni en tant qu'auteur dans la mesure où il n'y a aucune jouissance d'écriture, autant tenir un pseudo-journal intime… Cela dit, quand Despentes a sorti Baise-moi, il y avait quelque chose de neuf, même si ce n'est pas assimilable, pour moi, à de la littérature à proprement parler. Le discours était intéressant, et d'autant plus que le ton était très cru, vulgaire… Le problème se pose quand ça tourne au procédé. Tu penses que cette " mode " va continuer ? J'ai l'impression qu'il y a une forme de lassitude des lecteurs tant que des auteurs -pas mal ont dû prendre conscience qu'ils avaient été montés comme des écrivains alors que non… Les critiques aussi en ont assez. Cette année, tout le monde s'est plaint de la rentrée littéraire… Mais c'étaient les mêmes auteurs que d'habitude, à part deux-trois têtes d'affiche qui ont publié l'année dernière et qui ont pris des vacances… On a la rentrée littéraire qu'on mérite. Les médias ont créé et porté un courant qu'on dit littéraire alors qu'on ne peut pas appeler littérature une simple restitution de faits, sordide ou pas… Et quand ce n'est pas sordide, on essaie de faire passer ça sous l'étiquette " vie de tous les jours "… Mais je suis désolée, ce n'est pas de la littérature, on a juste l'impression, après avoir fermé le livre, qu'on a passé une heure avec quelqu'un de très ennuyeux ou de très sympa dans un café… Il n'y a pas d'émotion, au mieux on rit ou on pleure parce qu'on est touché par l'anecdote elle-même, mais ce n'est pas de la littérature. Le Cri du Sablier, c'est une façon de tourner cette non-littérature en dérision ? Oui, une manière de dire que les faits sont secondaires par rapport à la langue, que la seule chose qui existe vraiment, c'est le Verbe et que même une intrigue qui tiendrait en trois lignes, qui serait très trash, utiliserait le " je ", et s'inscrirait dans l'autofiction, on peut en faire quelque chose d'autre. Je ne suis pas en train de me poser en fer de lance de quoi que ce soit, Le Cri du Sablier est une tentative, une expérimentation, rien de plus. Qui passe par une certaine exigence auprès des lecteurs… Certains livres se méritent ? Oui, je le pense vraiment. On bousille les lecteurs, ces dernières années. Pour schématiser, avant, il y avait le grand public et, disons, l'intelligentsia. Mais le phénomène branché a fait irruption dans ce dernier milieu. La hype a voulu s'emparer des objets littéraires, faire traînasser les écrivains du côté des expos et des perf… Au bout d'un moment, on s'est retrouvé avec un phénomène, créé de toutes pièces par cette " troisième colonne ", de livres très bien faits question marketing… D'abord, ils touchent le grand public parce que ce n'est pas difficile à lire, que c'est du " je fais-ci, je fais-ça ", qu'il s'agit d'autofiction, de types qui vont dans des boîtes ou des restaurants branchés et citent parfois nommément des personnes qu'on voit à la télé ou qu'on entend à la radio. Ils touchent bien sûr leur propre milieu, et ils touchent l'intelligentsia parce qu'ils expliquent que c'est un nouveau courant littéraire et que c'est là que ça se passe aujourd'hui, avec les médias pour soutenir leurs dires. Je n'ai rien contre les médias, il ne se passait peut-être rien à ce moment-là… Mais ils ont suscité l'événement et maintenant ils se plaignent… Tu penses que les repères ont été brouillés et que ça n'a rien de réjouissant ? Ceux qui sont supposés avoir une certaine exigence se mettent à commenter des livres qui racontent des beuveries en boîte de nuit et des histoires de cul par un " c'est divertissant "… Mais la littérature n'est pas faite pour être " divertissante "… La littérature doit réinventer un langage ? Oui. Mes lectures fondatrices, ce sont les pataphysiciens et les fins de siècles décadents, l'Oulipo, Queneau, le travail de la langue avec des contraintes… Les Fleurs Bleues est un de mes livres préférés et L'Automne à Pékin m'a passionnée quand j'étais adolescente parce que c'était la première fois de ma vie que j'avais un bouquin que je pouvais relire dix fois de suite de façon différente. C'est vivant, drôle, mouvant. La langue joue en elle-même, pour elle-même, gagne en indépendance et contrebalance un fond qui n'est pas très gai… Pour être plus précis, dans un passage des Mouflettes, j'ai utilisé toutes les définitions qui sont en note de bas de page de poésies de Rimbaud. Ça ne sert à rien mais ça m'a fait rire… C'était un choix venu du hasard (le volume était sur la table) mais je voulais des mots un peu désuets, j'ai pris ces notes de bas de page et je me suis imposée cette contrainte de départ. C'est un exercice stimulant. Je n'ai pas pu rencontrer Perec, je m'arrange comme je peux… A la recherche d'une voix/voie nouvelle ? Je ne crois pas qu'on soit dans le marasme. Pour EvidenZ, [revue que Chloé Delaume anime avec Mehdi Belhaj Kacem et dont le numéro 2 sera édité en janvier 2002 par Sens & Tonka], on a une équipe de jeunes auteurs venant de la philo, de la musique électronique, du théâtre, des arts plastiques, de la poésie expérimentale. C'est beaucoup plus dur à lire et à publier, mais il existe un vivier… Enfin, c'est toujours la même chose, quand on a le nez dedans, on se rend compte au mieux 50 ans après de la valeur des livres… En même temps, les artistes maudits appartiennent au passé, les médias sont plus présents, les milieux maillés. Le type qui pond des trucs géniaux et agonise dans sa chambre de bonne, ce n'est plus vraiment d'actualité. En parlant d'actualité, ou plutôt de retour d'actualité, qu'est-ce que tu penses du Nouveau Roman ? C'était un mouvement important qui a laissé des traces. Et une entreprise expérimentale qui a ses limites comme toute entreprise expérimentale… Le concept était intéressant et répondait aux préoccupations d'un moment. Il existait un jeu, un travail sur la langue et la recherche d'une proposition. Un objectif que l'Oulipo et les pataphysiciens avaient aussi. Dans les deux cas, il s'agit d'aboutir à une nouveauté, de trouver un autre angle, de créer sans avoir conscience, au départ, de ce qui nous attend. On sait où ne veut pas aller et on finit par trouver un ailleurs. On peut s'égarer, mais on avance, on débroussaille. On ne tient pas forcément très longtemps sur cette position mais on a cherché… Justement, comment en es-tu venue au Cri du sablier ? Après Les Mouflettes d'Atropos, j'ai écrit un petit texte, Mes week-end sont pires que les vôtres [qui vient d'être publié aux Editions du Néant], qui a servi de petit terreau expérimental pour Le Cri du sablier. A posteriori, on peut y voir une astérisque ou une note de bas de page sur le passage sur l'époux dans Le Cri… Et puis je voulais travailler sur le père mais je ne savais pas par où commencer, je n'arrivais pas à trouver les mots, ça donnait du Mallarmé sous cortisone, une catastrophe… Et puis une amie, Michèle Khan, qui s'occupe de mes frontispices, m'a montré un dessin qui m'a frappée, je lui ai suggéré le titre du Cri du sablier, et tout s'est déclenché. Le père, c'est le sable, le sédiment qui ne part pas, dont on peut pas se débarrasser… C'est microscopique et ça fait mal. Puis on peut faire beaucoup de métaphores sur le grain. Le rapport au temps est là, bien sûr, et le sablier est un objet troublant, composé de sable cristallisé par la chaleur, le verre, et de sable proprement dit. Avec mes amis, je parle du Vagissement du minuteur, mais c'est une autre histoire… Quelle filiation établis-tu entre Le Cri du sablier et Les Mouflettes d'Atropos ? Les Mouflettes, c'est un premier texte fait beaucoup plus lentement, composé de fragments que j'ai récoltés et assemblés sans savoir ce que ça allait donner. Il y avait des extraits parus çà et là, dans EvidenZ 1, par exemple, et des prises de notes accumulées. C'était une expérimentation stylistique un peu naïve, il y avait un peu tout et n'importe quoi… Une mise à plat générale et un livre plus brut de décoffrage, moins écrit, plus potache, mais qui a permis au style du Cri du sablier de poindre. Il existe aussi une filiation thématique, avec la mouflette… A savoir une petite fille sur laquelle se greffe une métaphore filée des gamines des Atrides toujours punies, avec ces Iphigénies qui courent partout… La misandrie, aussi. Les hommes s'en prennent plein la gueule. L'homme est très violent ou très lâche, c'est toujours sous-jacent. Dans quelle mesure est-ce que l'écriture du Cri du sablier était pour toi une prise de risque ? Dévoiler une partie de mon intimité ne me dérange pas. Le risque vient de la foi qu'on met dans l'expérimentation de l'écriture… Et si c'était vain ? Que le mouvement initial aboutisse à un système, un agencement mécanique et présomptueux, stérile… On peut essayer de faire bouger les choses, de lutter contre le bon goût culturel actuel et des démarches prétendument littéraires qu'on ne considère pas comme telles, mais cela peut donner quelque chose de creux et de snob, comme pour certaines avant-gardes. Quand on raconte qu'on mange ses œufs durs et qu'on va faire ses courses au Monoprix, on risque juste de s'entendre dire qu'on est ennuyeux. Quand on essaie d'inventer un langage, on peut être considéré comme une petite prétentieuse qui se prend pour bien plus qu'elle n'est, c'est plus douloureux. Et pour finir… Des projets ? Le numéro 2 d'EvidenZ, un travail pour le CIPM de Marseille, et une commande de fiction radiophonique pour France-Culture où je vais m'inspirer de Pirandello.
Minh Tran Huy
Chloé Delaume Ed. 0 p / 0 € ISBN:
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