Le temps retrouvé?
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Chez certains, il a été une terrifiante bête humaine. Avec Hélène Frappat, le train se fait plus amical, confident, incomparable machine à remonter le temps. En l’occurrence, le fil des souvenirs de trois femmes sur deux générations, comme autant de variations autour des relations familiales, amicales et amoureuses reconstituées par une mémoire par essence distanciée, fragmentaire.
Se revoir vingt ans après. Tel est le rendez-vous que ne s’étaient pas donnés L. et Emmanuelle, auquel elles se rendent cependant, avec un empressement mêlé d’appréhension. C’est le cas de L., du moins, qui répond à l’invitation d’Emmanuelle dans cette maison bretonne où elles ont séjourné lorsqu’elles étaient adolescentes. Elles tâcheront sans aucun doute de rattraper le temps perdu, de se raconter leurs vies et de se rappeler leurs souvenirs réciproques. Mais de ce qu’elles feront et se diront en réalité, nous n’en saurons rien. Là réside sans doute l’habileté d’Hélène Frappat : faire l’économie de la description sentimentale de retrouvailles trop attendues, pour se concentrer sur le moment d’avant. Celui où les souvenirs se bousculent, convergeant vers et autour de l’être que l’on s’apprête à retrouver. Ils sont légion en l’occurrence puisque la complicité de L. et Emmanuelle remonte à l’enfance. Avec toujours dans l’ombre la présence de Bérangère, la mère d’Emmanuelle. Si jeune qu’elle s’apparentait souvent plus à une grande sœur. Mariée et mère avant vingt ans d’un homme très (trop ?) vite épousé, elle a pourtant été aussi brutalement arrachée à l’adolescence et l’insouciance lorsque s’est rapidement déclarée la jalousie maladive de son mari, empoisonnant son quotidien. Ou comment une relation au départ perçue comme la porte vers la liberté de l’existence, loin du pavillon de banlieue d’une famille aisée mais archi-conventionnelle, se révèle une véritable prison: sorties contrôlées et limitées, téléphone banni, fréquentations et infidélités supputées en dépit du bon sens le plus évident. Un enfer quotidien qui n’est pas sans rappeler celui esquissé par Henri-Georges Clouzot, repris par Claude Chabrol dans le film du même nom. Dans les deux cas, la jalousie tend vers une folie qui peine à être diagnostiquée et annihile toute possibilité de dialogue, contraignant à l’abdication de toute forme de rationalité, inopérante face à l’homme qui se voit comme l’ultime persécuté. Dans les deux cas surtout, la jalousie y est décrite dans ses dimensions les plus extrêmes, se révélant aussi infondée que contre-productive. Car passé un certain stade, plutôt que d’être constamment harcelée pour rien, pourquoi ne pas franchir le pas et chercher, à défaut de plaisir véritable, une satisfaction dans la tromperie légitime ? Ces moments d’oppression, les délires qu’ils suscitent et les pulsions assassines qu’ils déclenchent ne dominent heureusement pas les pages d’Inverno. Mais ils témoignent – parmi d’autres plus joyeux et poétiques – du talent d’Hélène Frappat pour ressuciter les instantanés d’un passé fragmenté, reconstitué par des mémoires convergentes. Comme un puzzle dont on n’aurait en main que les morceaux du ciel – dont les teintes sont plus ou moins nuageuses, plus ou moins azurées selon qu’on l’observe en Bretagne ou à Rome – et que l’on parvient à compléter progressivement grâce à une juxtaposition de polaroïds particulièrement révélateurs et visuels.
Éclipse d’hiver
Des femmes donc, dont le destin pourrait sembler banalement romanesque, si ce n’est qu’il n’est pas conté de façon linéaire par un narrateur omniscient ni par la principale protagoniste, mais plutôt mis en parallèle. Est ainsi suggérée la manière dont la trajectoire de Bérengère marque immanquablement celui de sa fille. De même qu’il fait écho aux déceptions et à la solitude de L., également malheureuse par un homme qu’elle a suivi jusqu’à Rome, où il a brillé par son absence. Il est ainsi imperceptiblement question de transmission, d’influence, sans que rien ne soit jamais lourdement asséné. Tout relève de la déduction, de l’appréhension du lecteur au fil du flux et du reflux des images et des rappels qui défilent comme les paysages derrière les vitres du train emprunté par L. et son fils. Tout est lié, c’est certain, mais ce n’est pas si simple. Chaque destinée est (heureusement) singulière et unique. Ce vers quoi l’on tend tient autant de ce que l’on fait que ce dont on se souvient, et donc de ce que notre mémoire a emmagasiné et sous quelle forme. À ces moments cruciaux de la vie où elle est convoquée, on se trouve souvent seul face à soi-même. Là encore, Hélène Frappat parvient à faire coïncider écriture et sensation, préférant l’évocation, l’impression subjective, au dialogue, puisque tout se passe dans la tête. Et si la tentation de la nostalgie n’est jamais loin, elle est fortement déconseillée. Mieux vaut toujours prendre le train suivant, que la destination en soit connue ou non.
Inverno ne se résume pas. Il se lit, se ressent, s’expérimente et se refeuillette. Entre récits, apparitions, errances, fuites et quêtes, c’est aussi un bel hommage aux femmes qui, quels que soient les chemins de traverse qu’elles empruntent, font face, affrontent le présent, tendent vers l’avenir. Et ce en toute saison.
Inverno
Hélène Frappat
Actes Sud, collection « Un endroit où aller »
140 p. – 16 €