La grande maison dans la campagne normande
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La vision d’une maison, obsessionnelle. Un rêve récurrent qui empiète chaque jour davantage sur le quotidien bien réel de Laura, agent immobilier dans le 17ème arrondissement de Paris. Dans cette fable aux accents aussi gothiques que merveilleusement poétiques, Hélène Frappat investit l’espace comme terrain d’investigation d’un bouleversant imbroglio familial, doublé d’une réflexion sur la tentative, aussi complexe qu’universelle, de tout individu à définir son mode d’appartenance au monde qui l’entoure.
Si la lecture implique souvent une part de repli sur soi, elle nous invite indéniablement au voyage. La thématique de la déambulation (intérieure ou extérieure), du arpentage, se trouve ainsi étonnamment présente, sous différents aspects, en cette rentrée littéraire. Dans Intérieur, empruntant une démarche sociologico-historico-perequienne, Thomas Clerc se met en tête et en plume de sonder les moindres recoins de son appartement parisien. Dans Le Nom de Lyon, Gilbert Vaudey sort ouvertement de chez lui pour explorer, en historien et en marcheur, de l'enfance à la maturité, les évolutions, les changements et les marquages historiques de sa ville. Chez Hélène Frappat, la découverte de l’espace serait plutôt de l’ordre du ressenti, de la perception que l’on peut avoir du monde et vice-versa.
Éloge de la disparition ?
C’est en effet à tâtons, que Laura, son héroïne, évolue dans l’existence. Hantée par le souvenir d’une enfance chaotique, menacée par la potentialité d’une maladie héréditaire et incurable, elle peine visiblement à trouver et supporter toute attache, qu’elle soit sentimentale ou géographique. Pour elle, Hélène Frappat a choisi l’éloquent métier d’agent immobilier, la chargeant de trouver des lieux de vie correspondant aux desiderata de ceux qui viennent faire appel à ses services. Autrement dit, trouver pour les autres ce qu’elle est incapable d’établir pour elle-même.
Une expérience bien plus intime qu’il y paraît au premier abord tant ses clients se dévoilent et se confessent pour qu’elle parvienne à cerner leurs attentes au plus près. Ainsi s’imprègne-t-elle au passage de leurs expériences, de leurs modes de vies, cernant leurs besoins et leurs essences, s’en nourrissant au passage. Une façon de réapprendre à vivre, de densifier par procuration une personnalité érodée par l’absence d’un lien parental apaisé auquel se raccrocher. Une forme de rapacité détournée, inoffensive pour les autres, sans qu’elle ne représente une solution pour elle, qui ne parvient à trouver l’apaisement nécessaire que dans la fuite. Telle une créature de la nuit, elle s’apparente davantage à une ombre qu’à une présence matérielle, au risque de se dissoudre à la lumière du jour et de disparaître à jamais. Le risque n’est pas si loin puisque, déjà, Laura ne distingue plus son reflet sur les quelques miroirs dans lesquels elle s’aventure encore à se plonger. Sans image ni trace d’elle-même, pas de mémoire ni de transmission. Pas étonnant donc que Laura soit davantage habitée par les rêves et les visions que par l’ancrage réel dans le quotidien.
Serait-ce la raison pour laquelle elle fait souvent ce rêve étrange et persistant d’une maison qui n’est chaque fois ni tout à fait étrangère ni tout à fait familière, mais toujours brumeuse et inquiétante ?... Et, qui n'a jamais frémi devant une porte verrouillée, une ombre inconnue et furtive, l'odeur d'une cave ou d'une cage d'escalier à la fois familière et inconnue ?
Une petite musique gothique
Très vite, ce qui pouvait sembler n’être que le roman d’une Parisienne perdue revêt les atours d’une quête introspective et familiale, la maison entrevue constituant le sésame de l’apaisement de Laura ; l’espace qui, une fois reconquis, lui permettra d’investir un autre lieu, plus neutre, qui sera le sien propre. Cette immersion à rebours dans l’arbre généalogique familial est rendue possible par sa scansion, son entremêlement aux vers des poèmes inlassablement récités par son père à l’enfant qu’elle était.
Ou comment, au-delà du couperet chromosomique sous l’emprise duquel elle vit du fait des gènes défectueux dont elle aurait hérités, elle retrouve ce qui la constitue profondément. La transmission ne se réduisant pas au biologique, c’est avec un certain ravissement qu’elle réalise que le sensible, l’intellectuel et l’émotionnel contribuent tout autant, voire plus, à faire d’elle une femme pouvant légitimement aspirer à une existence apaisée. Usant finement des ressorts des contes, des romans courtois, auxquels elle emprunte un certain rythme, une féérie mais aussi une morbidité toujours sous-jacente, Hélène Frappat détourne les conséquences fatales et irréversibles qu’ils proposent habituellement. Sans niaise facilité, elle leur préfère une inspection salutaire des remugles familiaux qui, tels une épave recelant des trésors enfouis et oubliés, offriront la possibilité d’un avenir plus serein, proche de la normalité – aussi souhaitable que cela puisse être…
Lady Hunt
Hélène Frappat
Actes Sud
320 p. - 20 Euros