Julia Deck, voix de Fauville, Viviane Élizabeth Fauville
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Une femme tue son psychanalyste. Coup de folie passager? Vengeance ? Étape ultime du transfert ? Pas si simple... Julia Deck multiplie les pistes et les hypothèses au fil de ce talentueux roman polyphonique à une voix. Elle nous livre quelques indices et nous dévoile quelques pistes...
Une chose qui frappe dès la première page est la forme énonciative retenue : l'adresse à la deuxième personne, qui évolue ensuite au fil du roman. Faut-il y voir une invective de l'auteur à son personnage, une façon de prendre le lecteur à parti ? Ou est-ce simplement un symptôme, une preuve du trouble de la personnalité dont souffre votre personnage, Viviane ?
Il se trouve qu'à ce moment-là, j'écrivais de petits textes, qui étaient plutôt de l'ordre de ce qu'on peut appeler de l'autofiction. J'ai constaté que je ne disais jamais « je », alors que c'est a priori l'évidence. Le même jeu a repris avec le personnage de Viviane - qui, pour le coup, ne relève heureusement pas du tout de l'autofiction. J'avais d'emblée cette idée de la première scène : le personnage seul dans son salon vide avec le rocking-chair qui se rappelait petit à petit des événements qui l'avaient précédée. Pour moi, la seule façon de la raconter était en la désignant avec la deuxième personne du pluriel. Mais ça s'est vraiment fait intuitivement, sans intention de recourir à un procédé formel. D'ailleurs, si j'y avais réfléchi, je n'aurais pas fait ce choix parce que ça s'est évidemment fait avec La Modification de Butor, entre autres. Lorsque j'ai commencé à élaborer une construction narrative, j'ai compris qu'il fallait amener le lecteur d'un point A à un point B. En réfléchissant au moyen de le faire, je me suis rendue compte que l'emploi du « vous » n'allait pas fonctionner tout du long. À cause de La Modification d'abord, mais aussi à cause du nom du personnage - Viviane compte deux « V » - qui rendait difficile la gestion des sonorités si je recourais à la forme pronominale par exemple : « vous vous levez », soit trop de « V » dans une même phrase. Mais surtout, au moment où l'intrigue devient une sorte de roman policier, je trouvais que ça sonnait faux. J'ai donc alterné les points de vue et trouvé que les changements de pronoms personnels contribuaient à matérialiser les facettes du personnage.
Selon qu'elle est plus ou moins maîtresse de la situation, plus ou moins consciente...
Je ne pense pas qu'elle soit moins impliquée parce qu'elle est toujours au centre, et l'histoire est toujours racontée de son point de vue. Mais moins consciente, oui. Pour dire les choses rapidement, dans certains chapitres elle est objet, et dans d'autres, sujet. Le recours au « je » est venu tardivement. Mais le personnage est tellement victime de sa situation, qu'au bout d'un moment j'ai voulu la libérer, ou qu'elle essaye de se libérer par les moyens qui étaient à sa portée, c'est-à-dire assez limités. Dans l'écriture en tout cas, il y a eu un moment de libération quand je me suis dit : « elle peut dire « je » aussi ». C'est ce qui m'a permis de trouver le fil de l'intrigue.
Cette multiplicité de la personnalité de Viviane se ressent dès le titre, qui énumère les différents noms du personnage...
En réalité, ce n'était pas mon titre. J'avais pensé à Mobile, un mot unique que je trouvais mystérieux, qui désignait à la fois le mobile du crime, la mobilité géographique et le jeu au-dessus du berceau de l'enfant. Malheureusement, c'était déjà pris par Michel Butor. J'ai décidément eu plein de problèmes avec Michel Butor, auquel j'ai pourtant essayé de ne pas penser...Mon éditrice a alors proposé Viviane Élisabeth Hermant, avec le nom du mari, parce qu'il y a un jeu de mot avec ce nom. Je n'étais pas pour, parce que la narratrice est en instance de divorce, ce nom n'était plus le sien. Pour moi, c'est le mari qui erre, pas elle... J'ai donc proposé Viviane Élisabeth Fauville, qui nous a mis d'accord : je trouvais qu'il était bien de redonner son nom à un personnage qui a des problèmes d'identité. Au final, le sujet est donc en plein sur la couverture.
L'adresse à la deuxième personne est aussi un des modes opératoires de la pratique de l'hypnose, utilisée dans l'exercice de la psychanalyse. Cet univers étant omniprésent dans votre texte, ce parallèle était-il recherché ?
Je n'y ai pas du tout pensé, mais c'est une analogie qui me convient bien parce que, en effet elle est tout le temps sous influence. Un peu comme si elle était téléguidée, même si sans trop savoir par quoi ou par qui, oui.
Dans le même temps, elle semble assez rétive à tout ce qui est méthode psychanalytique. Elle s'obstine à aller aux rendez-vous, mais l'on sent des désaccords permanents entre elle et son psy...
Ça se discute. Ce n'est certainement pas une bonne patiente mais ce n'est pas non plus un bon psychanalyste : elle veut des résultats, ce qui n'est absolument pas le but de la psychanalyse, mais elle est dans un état de détresse profonde. Or, le psychanalyste refuse de sortir d'une conception extrêmement rigide de sa pratique. Fatalement, on arrive à une catastrophe.
Pourquoi faire intervenir un psy plus qu'une autre profession ? Était-ce un moteur romanesque ?
Je pense que j'avais vraiment envie de tuer un psy ! Ça me faisait rire. On parle de « tuer le père », « tuer la mère ». Tuer le psy s'imposait logiquement. Mais ça fait partie des choses qui sont venues sans que j'y réfléchisse. Et je me suis interdit d'y réfléchir ! Parce qu'évidemment, si j'avais été voir un psy en lui dévoilant un tel point de départ pour l'écriture du roman que je souhaitais écrire, il m'aurait fait élaborer à partir de l'intrigue et je n'aurais jamais écrit le livre.
Et puis j'avais envie de jouer de ces scènes un peu cliché que l'on voit dans de nombreux films, avec le psy dans son fauteuil, le patient dans son divan...Tant mieux si tous les symptômes de la psychanalyse et de la névrose sont présents dans le texte, tant mieux si ça correspond à un tableau clinique. Mais je n'ai pas établi une liste et cherché à intégrer des choses indispensables. Simplement, pour composer un personnage qui se tient, on est obligé de travailler avec ses propres névroses. J'ai fait très attention à ce qu'il n'y ait aucun élément emprunté à la réalité, du moins de façon littérale, mais tout est une composition de choses vécues, de choses observées...
Quoi qu'il en soit, le but n'était pas de critiquer ou de porter un jugement sur la pratique de la psychanalyse ?
Non. J'étais très inquiète à l'idée que ça puisse être pris comme une sorte de roman à thèse ou de charge contre la psychanalyse, parce que les temps s'y prêtent. Et ça me fait très plaisir, dans les librairies dans lesquelles j'ai pu intervenir, que des psychiatres ou des psychanalystes soient venus me voir en me disant qu'ils avaient aimé le livre. Il faut dire que le personnage du psy est suffisamment caricatural pour qu'on ne prenne pas au pied de la lettre la scène fatale.
En dehors de ces références psychanalytiques, votre livre est avant tout une œuvre romanesque qui emprunte à différents genres littéraires, et notamment au roman policier...
J'avais envie de travailler avec les codes du roman policier parce que je trouvais ça amusant. Ce sont des codes que tout le monde a, même quand on en lit peu : des histoires d'allusions, de fuites, d'interrogatoires, de filatures... Mais je suis moi-même tout à fait étrangère au monde des polars contemporains qui font intervenir les méthodes de la médecine légale. Ma connaissance du roman policier s'arrête à Agatha Christie et quelques autres de la même époque. Je pense en effet avoir suivi une structure assez classique, dans laquelle un personnage principal suit un fil. Les choses se précisent plus ou moins ensuite, mais toujours selon un fil directeur, jusqu'à la scène de la résolution finale où tout est expliqué. Dans une version antérieure, j'avais commencé par une scène où tout était résolu. Mais elle ne me satisfaisait pas parce que, en tant que lectrice, j'aime quand il reste une part de mystère, sinon j'ai l'impression qu'on m'étouffe un peu. Donc, j'ai ma version des faits, mais j'ai enlevé quelques briques pour que l'on puisse glisser ses propres hypothèses à l'intérieur.
Vous faites aussi intervenir le fait-divers, qui est une source d'inspiration assez courante comme point de départ pour l'écriture de romans ou de scénarios. Cela a-t-il été votre cas ?
Je ne voulais surtout pas que le livre soit la réécriture d'un événement qui ait réellement eu lieu dans la réalité, me concernant ou ne me concernant pas. Je lis des livres de ce type. Ça ne me dérange pas, mais ce n'était pas du tout mon projet. Quand l'intrigue s'est dessinée, ça m'a intéressé de montrer cette sorte de vaudeville qui se dessinait dans la vie du psychanalyste, entre sa femme qui le trompe, sa maîtresse et tous ses patients un peu bizarres. De fait, en entrant dans ce vaudeville, on tombe dans le fait-divers puisqu'il aboutit à un assassinat. Et ça me plaisait de mettre Le Parisien au centre de l'enquête, la page des horoscopes, celle des faits-divers, parce que je pense que, comme pas mal de gens, ce sont des choses que je lis quand je tombe dessus.
Parler du Parisien, c'est aussi souligner le fait que votre roman est très urbain. La ville est omniprésente. Il y a même un contraste entre le flou qui entoure le souvenir qu'a Viviane de ses actes et sa mémoire archi-développée pour les lieux, les lignes de métro. Est-ce lié ? La vie en ville est-elle directement la cause de ses atermoiements ?
L'intrigue est très ancrée dans Paris parce que je pense que cette déréalisation dont est progressivement victime le personnage est contrebalancée par un attachement obsessionnel aux lieux, à la chronologie, à des détails matériels un peu bizarres. Ensuite, il était hors de question pour moi de mentir sur les lieux. C'est à peu près la seule règle formelle que je m'étais imposée en m'attelant à l'écriture de ce roman, sans réellement me la formuler. Il fallait que tout soit situé précisément. Or, il est déjà tellement compliqué pour moi de faire un livre que je ne me suis pas embarquée dans des repérages extrêmement compliqués. J'ai cherché des quartiers que je connaissais, qui ne me sont pas forcément très proches, mais si j'avais habité au Havre, mes descriptions auraient concerné Le Havre.
Mais pas la province, ni la campagne... La ville, l'influence qu'elle peut avoir, était-elle prépondérante dans votre intrigue?
Je n'ai aucune expérience de la campagne. Je n'aurais donc pas su comment me mettre dans la peau d'un personnage parti y vivre, à moins de ne pas du tout l'inscrire dans l'espace géographique. C'est un roman urbain, oui. Mais c'est surtout une folie urbaine. Parmi les soucis de Viviane, il y a visiblement des choses qui remontent à assez longtemps, mais il y a aussi des problèmes liés à sa vie de tous les jours dans la ville, le travail, les transports, le mariage qui ne fonctionne pas - qui est aussi un mariage urbain. Toutefois, je ne souhaitais délivrer aucun message, aucune thèse à cet égard.
Il y a une différence assez flagrante entre le regard que vous portez sur les personnages féminins et les personnages masculins. Les femmes, une certaine folie mise à part, semblent plutôt rassurantes. À l'inverse,Viviane semble avoir du mal à trouver des hommes qui l'apaisent... Sans faire une lecture féministe de votre livre, cette impression véhiculée était-elle intentionnelle ?
Je ne sais pas si les femmes ont un meilleur rôle que les hommes, parce qu'elles font aussi des choses problématiques, mais les hommes sont en tout cas tous très fuyants. D'où le nom de Hermant (errement) donné au mari de Viviane. Ce n'est pas non plus quelque chose à quoi j'ai réfléchi au départ. Dans une version antérieure, un autre personnage de psy intervenait à la fin. Il incarnait le bon, par rapport à l'autre. Mais cela fonctionnait moins bien, parce que j'avais pris une direction qu'il me fallait assumer. Si l'on est soi-même en train de tergiverser, de mettre des personnages ici ou là juste pour calmer ses angoisses et ses atermoiements personnels, l'intrigue y perd, se décentre du personnage. J'ai donc fini par noircir le trait. Les intentions d'écriture se révèlent au fil du travail. Je ne suivais aucune liste directive, mais c'est un peu une psychanalyse inversée que je me suis imposée.
Une réflexion sous-jacente sur le langage traverse aussi le roman. Il est source d'incompréhension entre les personnages: celui de la communication, cadré et rationnel, s'oppose à celui des codes de l'analyse psychanalytique, ou au formatage de l'interrogatoire de la police...
Je vais être obligée de faire de la théorie alors que je n'y avais pas du tout pensé mais, oui, je trouve que le langage est problématique à partir du moment où les gens ne parlent que par blocs de langues tous faits, qu'ils empruntent à un jargon ou à un autre parce que ça les rassure. C'est le cas du psy, du flic, du milieu de l'entreprise... qui recourent à ces fameux éléments de langage. Il est difficile d'inventer sa propre langue. Ces mots sont là pour pallier une certaine forme d'impossibilité à dire. Tous ces personnages étant situés sociologiquement, ils ont le langage qui va avec leur case sociale.
Le récit est ponctué de va et vient de la mémoire du personnage, de resurgissement de souvenirs. Comment ce rythme s'est-il imposé dans votre travail ?...
En dehors du trou de mémoire initial - qui n'en est pas réellement un puisqu'elle se souvient out de même très vite de ce qu'elle vient de faire - les trous de mémoire se imposés au fil de l'écriture. Ensuite, deux mouvements parallèles et complémentaires s'installent: l'intrigue policière qui va de l'avant, où l'on rencontre les suspects les uns après les autres, et une espèce d'enquête psychique que le personnage fait sur lui-même. Par association avec la situation immédiate liée à l'enquête policière, Viviane se rappelle ainsi d'événements antérieurs qui ne sont pas datés - des choses liées à la mère, au chat, au mari. Je ne voulais surtout pas raconter l'histoire du personnage, mais j'ai essayé de disséminer des indices pour que l'on puisse recomposer, si ce n'est l'origine de sa folie, au moins quelques éléments... que l'on puisse se projeter dans sa tête sans faire trop de psychologie. La mémoire a ainsi pris sa propre importance parce que les deux enquêtes se nourrissent l'une l'autre.
Le fait de semer des indices, de les souligner, c'est aussi un ressort du roman policier...
Oui. C'est la même chose en fait. Il y a une enquête, et la forme d'enquête la plus évidente pour nous est peut-être celle du roman policier. Après tout, l'enquête policière est là pour donner une forme, la forme la plus ludique que l'on connaisse mais ça recouvre tout un tas d'autres enquêtes possibles.
Une autre thématique importante, certainement lié au mode de vie dans les grandes villes, est celui de l'invisibilité des individus les uns envers les autres, de l'anonymat...
C'est ce à quoi je tenais avec cette histoire du crime non résolu. Non pas la dimension de la culpabilité dans son versant moral - même si je pense qu'elle est extrêmement présente de façon sous-jacente dans cette histoire . Pas comme sujet de surface en tout cas. Alors que le problème de l'invisibilité m'intéressait beaucoup. Il paraît qu'il y a maintenant tellement de méthodes à disposition de la police qu'il est impossible d'assassiner qui que ce soit parce qu'on va tout de suite vous trouver. En l'occurrence, étant donné le nombre de traces que Viviane a laissées derrière elle, il semblerait assez évident que l'histoire se résolve rapidement. Or, ce n'est pas le cas, elle passe au travers de toutes les mailles du filet. Mais sûrement parce que qu'elle est d'abord invisible à ses propres yeux...
La fin du roman semble délivrer une fausse résolution, comme un retour à la scène initiale du malaise dans le métro. La boucle serait-elle bouclée, sans solution ? Ou bien au contraire, n'est-ce qu'une étape avant qu'elle ne rebondisse ?
Je me suis interrogée sur la fin. Dans les premières versions, j'avais envie de donner des éléments sur ce qui allait se passer après. Puis, j'ai décidé d'abandonner parce que j'aurais risqué de donner une tournure morale au récit, de dire : voilà tout ce qu'elle a fait et elle s'en sort, ou pas du tout... Surtout, c'est une autre histoire : si j'ai envie de savoir ce qui se passe ensuite, je n'ai qu'à l'écrire. À la fin du livre elle est arrivée à un état précis qui se matérialise par tel détail et on ne sait pas ce qu'il advient ensuite.
Mais je ne pensais pas qu'il y avait autant de flou, même si, de fait, un certain nombre d'éléments restent en suspens. D'un côté, ça m'arrange. Pourtant, j'ai ma version, je me suis expliqué un certain nombre de choses.
Nous n'en dirons pas plus, pour préserver le mystère... Simplement, pour finir, pouvez-vous nous parler de votre rapport au prestigieux catalogue des éditions de Minuit ? On pense beaucoup à Perec en vous lisant, mais des auteurs de cette maison vous ont-ils accompagnés au fil de votre écriture ?
J'ai en effet lu Tentative d'épuisement d'un lieu parisien en écrivant ce livre. J'avais lu La Vie mode d'emploi. Les livres de Perec et ceux de quasiment tous les auteurs contemporains des éditions de Minuit, ce sont en effet des lectures sur lesquelles je me suis appuyée. D'autant plus que, dans la mesure où je ne montrais pas du tout ce que je faisais, je n'avais aucun retour extérieur sur mon travail. Mais j'avais malgré tout besoin de points d'appuis. J'ai donc lu et relu des livres qui auraient été importants dans la littérature contemporaine. Par exemple, je ne sais pas si j'y ai vraiment pensé, mais j'aime beaucoup Jean Rolin, surtout pour les livres qui ne sont pas des romans, parce qu'il y a cet ancrage géographique, la description maniaque qui est utilisée d'une tout autre manière. Ces influences conscientes en cachent forcément d'autres, moins évidentes mais nécessaires.
Question classique mais toujours tentante dans le cas d'un premier roman : avez-vous ciblé l'envoi de votre manuscrit ou l'avez-vous adressé à de nombreux éditeurs ?
Non, je l'ai envoyé à Minuit. Ils m'ont répondu très vite. Quelques mois se sont écoulés avant que l'on se mette à travailler, après avoir pas mal échangé. Mais leur réaction a été rapide. Je me suis donc arrêtée là et ai eu la chance de ne pas connaître de parcours du combattant...
Viviane Élisabeth Fauville
Julia Deck
Éditions de Minuit
13,50€ -154 p.