Rencontre avec David Boratav
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Paris-Londres-Istanbul. À l’occasion de la disparition de son père, un fils retourne dans l’Istanbul qui n’est plus tout à fait celle de son enfance. Un voyage bénéfique qui met en branle ses souvenirs, interroge l’évolution vers la “modernité” et fait résonner dans l’écriture même les bruissements propres à chaque capitale.
À propos des écrits poétiques du père, le narrateur dit qu’il a voulu « versifier la ville », en l’occurrence Istanbul. Dans une certaine mesure, ne peut-on pas y lire une de vos propres intentions, à savoir non pas versifier en tant que tel mais du moins mettre en mots, raconter les villes où le narrateur a vécu, d’en inventorier les constructions et les changements ainsi que les impressions et sensations propres qu’elles provoquent chacune à leur façon ?
Le père du narrateur tente même beaucoup plus que cela. Sa démarche, comme toute l’atmosphère du début du livre d’ailleurs, a quelque chose de borgésien : versifier la ville dans sa totalité, essayer de tout dire dans un seul et unique poème sur une cité qui, pour lui, n’existe plus que dans ses souvenirs. J’ai voulu déconstruire, en somme, le caractère nostalgique de l’exil : la première partie du livre était une entreprise périlleuse car j’y abordais des sentiments profonds et complexes, qu’il s’agisse de la douleur physique et morale du narrateur qui perd le sommeil, ou la nostalgie, palpable chez plusieurs personnes de son entourage. Or il est très difficile de parler de nostalgie sans verser dans le sentimentalisme – un défaut selon moi impardonnable dans le roman et en art en général. Il est possible, cependant, d’exprimer ces sensations, ces humeurs ou ces souffrances sans verser dans la caricature ou le pathos. Il y a plusieurs manières de l’éviter ; l’une d’elles, à mon sens, est de raconter une histoire qui ne soit pas seulement un prétexte. C’est pourquoi j’ai voulu donner au personnage du père mort du narrateur une aura Don Quichottesque, aux yeux de son fils en tous cas : celle d’un homme qui, sans en avoir les moyens, aurait voulu reconstruire une ville définitivement perdue par la poésie. Quant à savoir si mon intention était de faire de même, je pense que je viens de vous donner la réponse : une ville, c’est inépuisable – la mettre en mots c’est sans doute aussi s’attaquer à un immense moulin à vent.
C’est en tout cas un roman très urbain puisqu’il nous transporte entre Paris, Londres et Istanbul. Au-delà de l’expérience personnelle, le choix de ces villes n’est certainement pas anodin. Vous semble-t-il emblématique d’une certaine vision de l’Europe, dont ces trois villes représenteraient les principales facettes ? Pourrait-on imaginer une extension à d’autres capitales européennes, comme Berlin, qui entretient des liens particuliers avec la Turquie ?
Je connais Berlin, mais si j’avais voulu que mon histoire passe par ce point de la carte d’Europe, j’aurais dû y retourner pour des recherches. Et si finalement j’ai placé cette histoire dans ce triangle-là, c’était d’abord parce que je connaissais intimement ces villes où elle se déroule. Le narrateur les connaît bien lui aussi, au point d’y déambuler sans but précis comme un fantôme, en rêve ou à travers le brouillard cotonneux de son mal. C’est vrai, j’ai commencé l’ébauche, dans ce roman, d’un tableau de l’Europe que j’aimerais poursuivre dans mes prochains livres, non pas pour tenter de tout décrire, ce qui est impossible, mais saisir, peut-être, les lignes de faille de cette Europe où le désir politique semble s’être noyé depuis longtemps dans les contradictions, les conflits et les fantasmes, comme celui qui a trait à l’envahisseur, au Musulman, au Turc. Les discours sur l’Europe m’atterrent profondément et je suis soulagé quand je lis les œuvres d’auteurs comme William Vollmann et Paul Verhaegen, qui ont réussi à tirer du terreau de ce qu’elle représente des œuvres miraculeusement complexes et contemporaines, comme Central Europe ou Omega Minor, pour ne citer que celles-là. Une autre ville m’a aidée pour écrire sur Istanbul : Buenos Aires, où j’ai vécu pendant quelques mois au début de l’année 2007. J’y ai trouvé des correspondances fortes avec l’Istanbul disparue des années cinquante, que je cherchais à reconstruire pour écrire la partie du livre où le narrateur est un enfant. Que Buenos Aires m’ait servi de substrat pour un livre sur des souvenirs urbains que je n’ai jamais eus, c’est le témoignage qu’une ville, au-delà de ses aspects singuliers, est avant tout un mélange, le résultat d’une hybridation qui se fait dans la douleur, le sang et la colère parfois, et parfois aussi, le plus naturellement du monde.
C’est aussi un roman du mouvement. À la suite du narrateur dont les nuits d’insomnie font surgir des pensées incessantes qui se superposent et s’enchevêtrent, le lecteur est happé par son cheminement psychologique qui va de pair avec son itinéraire géographique. Le déracinement serait donc inconciliable avec tout apaisement ?
Inconciliable ? Je dirais le contraire : pour mon personnage, le cheminement, physique comme psychologique, est précisément un apaisement. Sa sérénité retrouvée, à la fin du livre, passe par ses déplacements dans ce triangle géographique dont nous parlions tout à l’heure. Dans les romans de Dostoïevski, les personnages que je préfère, dont l’intensité et la complexité est la plus nette à mes yeux, son toujours ceux qui marchent, avec acharnement parfois, pour trouver une issue à leurs obsessions ou à leur trouble. Voyez comment, dans Crime et châtiment, Raskolnikov, une fois sorti de sa chambre, cherche dans les rues de Saint-Pétersbourg des solutions à sa disgrâce. Le narrateur des Carnets du sous-sol n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il s’extrait de son terrier et, en dépit de son mal de dents, son mal de foie et son mal être général, se met à interagir avec l’extérieur avec des conséquences désastreuses. Mais vous le dites bien : l’essentiel est d’entraîner le lecteur dans le même mouvement que le narrateur et, une fois l’histoire commencée, de faire en sorte qu’il ne le lâche plus. Le métier d’écrire, pour moi, c’est aussi cela – ce transport par la narration.
La langue est un élément constitutif central de ce roman. Le dire peut sembler une banalité dans la mesure où il s’agit d’un texte littéraire. Mais plus qu’un outil d’écriture, la langue apparaît comme un acteur à part entière puisque le passage de la langue d’apprentissage à « l’autre langue » de départ participe et accompagne le mouvement et le trouble du narrateur. Le phrasé et le rythme change d’ailleurs selon les villes dans lesquelles le narrateur se trouve - il se fait plus lyrique à Istanbul qu’il ne l’est à Londres par exemple où il est plus enclin à tester des substances qui l’aideraient à supporter le réel. Comment avez-vous opéré ce travail sur la langue à partir d’un seul idiome, le français ?
J’ai fait en sorte que le français devienne le canal de toutes ces formes d’expression, tout en m’assurant que les autres langues, le turc bien sûr mais aussi l’anglais (même si c’est de manière moins visible), bousculent le carcan que la langue française constitue parfois si on la manie avec paresse. Le français que j’utilise a été mis à l’épreuve dans les pays où j’ai vécu les dix dernières années, en particulier les pays anglophones. Je refuse, avec une sorte d’ardeur maniaque, les facilités de la langue dans laquelle je suis né. Ça me passera sans doute, mais je ne peux pas oublier que ma voix et mon style se sont forgés par ces détours par d’autres langues. Les villes sont des lieux de commerce et d’échange, des endroits où l’on parle en permanence. Le titre du livre prend acte de ce fait irréductible, par un détour plus intimiste il est vrai : celle de la rumeur de la rue, de ce qui se prétend sans nécessairement être vrai. Mais il est clair qu’on n’échange pas et que l’on ne commande pas à manger de la même façon à New York, Kyoto ou Istanbul. Ces codes existent, leur valeur est grande. Ainsi, quand le narrateur adulte du livre se retrouve dans cette institution culinaire d’Istanbul qu’est Chez Hamdi, son quiproquo avec les serveurs prend soudain une dimension qui dépasse le simple malentendu. Une complicité s’instaure entre des personnes qui ne partagent pas la même culture : de cette complexité nait le respect pour l’autre – ce respect, pour moi, est au moins aussi essentiel que le fait d’être compris de manière littérale.
La question de la traduction (vous êtes vous-même traducteur) est aussi soulevée puisque l’un des points de départ du roman se trouve dans la découverte posthume d’un poème du père qui serait mal traduit en français et remettrait en cause sa réputation. Ce souci justifie l’avis au lecteur et la place accordée aux mots turcs dans le texte. Y aurait-il une impossibilité à dire la ville dans une langue autre, en particulier pour Istanbul ?
Non, il n’y a pas d’impossibilité à dire la ville dans une autre langue. Mais comme je le dis aussi en préambule, l’harmonie d’une langue est autant visuelle que sonore. Surtout en ce qui concerne le turc, qui possède des sons et des lettres qui n’existent pas en français comme le ğ de Beyoğlu. Ce choix de reproduire les mots turcs tels qu’ils sont au risque d’égarer le lecteur (ou mon éditeur !) est né de ma lecture de nombreuses traduction de romans turcs en français, parfois même des classiques, dans lesquels par choix éditorial et (je le soupçonne) bassement commercial, tous les mots turcs était « francisés ». Ecrire Béchiktache au lieu de Beşiktaş, c’est prendre le lecteur pour un paresseux, c’est un mauvais choix, qui relève de la supercherie. J’attends encore de rencontrer mon premier visiteur d’Istanbul, qui prétendra qu’il s’est perdu en cherchant le stade de foot Inönü parce que les panneaux étaient écrit en turc ! Il y avait aussi pour moi la perspective jouissive de m’adonner au jeu de l’intertextualité, comme on le dit dans les universités. Le narrateur, qui se définit lui-même comme un Philistin – un homme qui, du fait de son histoire personnelle, rejette les snobismes en tous genres – se met en tête de partir en guerre contre le mauvais goût que représente la traduction ratée du poème posthume de son père dont l’œuvre ne l’a jamais intéressé. Il en fait une affaire d’honneur, il s’indigne, et dans ces pages qui sont un hommage non dissimulé au Feu pâle de Vladimir Nabokov, il se lance, drapé dans son mépris, dans l’analyse de texte dudit poème… Ces pages, au fond, ont été pour moi un défouloir : j’ai fustigé avec un certain plaisir la mauvaise littérature, sans qu’on puisse me faire de procès d’intention puisque, reconnaissons-le, ce poème est vraiment mauvais.
Vous moquez avec humour l’enseignement littéraire prodigué en France à travers le « Lagrade et Bouchard » et la vision réductrice que les Européens occidentaux ont de la Turquie, s’apparentant plus à de l’exotisme, une curiosité superficielle, qu’à une véritable compréhension ? Ce regard du début du XXe siècle vous semble-t-il avoir changé ?
Je l’espère de tout cœur. Mon narrateur le dit lui-même : c’est un homme du XXe siècle, déjà dépassé par XXIe, qui appartient à son fils, Stephen. Stephen, remarquez, ne fait pas nécessairement preuve de beaucoup d’ouverture d’esprit non plus. Il ne s’intéresse pas à l’altérité du monde qui l’entoure, il croit au contraire, avec un certain conformisme, à l’uniformisation du monde poli dans lequel il évolue. Je note aussi, avec un peu de frayeur, que lorsqu’on installe une exposition au Grand Palais à l’occasion de l’année de la Turquie en France, on continue à parler de Byzance, de Constantinople et des califes, et qu’à la tête de l’État français, on joue à cache-cache avec le président turc pendant l’inauguration de l’exposition, par crainte des réactions négatives de l’électorat. Je pense que ce qu’écrivait Molière sur les méchants turcs, leur cruauté et leur fourberie, sur l’incompréhension des bourgeois français vis-à-vis d’une culture qui leur paraît menaçante, est plus implanté en France que nous ne voulons l’admettre. Et le tourisme sur la côte égéenne n’y change rien.
À la course à la modernité à tout prix – que l’on rencontre en particulier dans les pays anglo-saxons - vous semblez opposer une nostalgie des Turcs, qui aurait des vertus positives dans la mesure où elle ne serait pas un repli sur le passé (puisque le cosmopolitisme et la cohabitation entre laïcité et religion semblent parfois bien plus aboutie qu’en France) mais une façon d’entretenir la mémoire. Pouvez-vous en dire un peu plus ? Y aurait-il un rapport différent à la notion de transmission et des traces ?
La Turquie est un pays de contrastes forts, parfois terrifiants, et Istanbul, une ville où ces contrastes s’expriment avec virulence. Le pays possède l’une des plus fortes populations rurales d’Europe, mais aussi des nantis, une bourgeoisie industrielle et rentière qui est l’une des plus affluentes au monde. C’est peu dire que la Turquie est un laboratoire du futur en termes de cohésion sociale… La chance des Turcs est précisément d’avoir l’ensemble de ces facteurs sous les yeux, de vivre ces contradictions au quotidien depuis des années, et d’être familiers des menaces d’implosion sociale. Les Turcs ne se replient pas sur leur passé, ils regardent vers l’avenir pour une raison simple : la population est jeune, et faire autrement serait une faute politique grave. Ce n’est pas pour rien que l’un des personnages clefs de Murmures à Beyoğlu est Mustafa, un jeune rabatteur de boîte de nuit dans lequel j’ai voulu concentrer tous les espoirs, mais aussi les difficultés que rencontrent les jeunes turcs dans leur pays. Lui n’est pas nostalgique, mais simplement pragmatique, parce qu’il lui faut tout bonnement survivre. Si transmission il y a, elle se situe surtout dans ce message à l’Occident que nous renvoient ceux qui survivent en Turquie : nous sommes conscients de ce que nous sommes, et peut-être plus que vous encore ; acceptez-le, et acceptez-nous.
Le tremblement de terre final est-il simplement un événement-catastrophe naturel courant et propre à la région ou bien peut-il être lu comme le signe avant-coureur, le présage d’un affaissement de la culture turque dans le monde moderne tel qu’il se construit ?
Les tremblements de terre sont fréquents en Turquie, et ,Istanbul en particulier, une sorte de ville miraculée, tant les risques de séismes violents sont importants dans la région. Je n’ai pour ma part jamais conçu ce tremblement de terre autrement que comme une résolution des conflits du narrateur – une sortie, peut-être, de son accablement personnel et du pessimisme dans lequel il se complaisait. Il nous faut parfois traverser des événements traumatiques pour comprendre que ce qui nous a été donné peut nous être repris à tout moment, et qu’il s’agit de vivre les moments qu’il nous reste du mieux que nous pouvons, dans le respect et la recherche d’une compréhension des autres. Cette compréhension passe par des chemins tortueux, des tunnels d’obscurité et parfois même, par l’aveuglement pur et simple, mais à mon sens, elle en vaut la chandelle.
Propos recueillis par Laurence Bourgeon
Photo : Bjarne Bare
Murmures à Beyoğlu
David Boratav
Éditions Gallimard
358 pages – 20 €
Last modified onmardi, 29 décembre 2009 13:31
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