Walter Siti
Walter Siti (c) Laurent Simon

Walter Siti sous le poids des corps

Portraits

Accordez une dernière chance à l'autofiction : celle de Walter Siti est acérée, politique, orgiaque et poétique. 

Quel est le profil d'un spécialiste de l'aigle Pasolini, écorché gay et poète maudit ? À quoi ressemble un érotomane un peu voyeur, qui confesse une attirance trouble pour les corps masculins bâtis et nus ? Réponse : à un mauvais sosie d'Erik Orsenna, replet et bonhomme, au sourire doux et enrobant, moustache en brosse, sommités dégarnies et lunettes rondes à l'avenant. Ce professeur de littérature à la prestigieuse École normale de Pise, fin critique littéraire en son pays, en est aussi un de ses plus piquants contempteurs. L'Italie chic, l'Italie fric, celle des condos milanais comme les décharges calabraises où se règlent les dettes de sang, rien n'échappe à Walter Siti et à son double littéraire Walter, qu'il utilise tout au long de son oeuvre romanesque.

Ni tout à fait lui-même, ni tout à fait un autre, ce second Walter est un semi mondain, un mercenaire intellectuel, un presque écrivain... On imagine beaucoup de catharsis de la part de Walter Siti dans la conception de cet alter ego : plus veule, plus homo, plus romanesque. "Un moi expérimental", selon les termes du démiurge. "C'est une conviction politique : dire que certains sont mauvais ne suffit pas, je veux être impliqué dans les mauvaises choses que je raconte. Il en va de même pour les drogues ou pour l'argent... je dois comprendre cette fascination en m'inoculant ces choses et en devenant un cobaye." Des mots choisis dans un français presque parfait, que l'écrivain doit à sa scolarité - "J'ai appris le français à l'école ; lire tout Balzac cela donne des mots". La Comédie humaine a d'ailleurs beaucoup été citée pour situer son dernier opus et, de facto, il en a lu deux volumes avant de commencer la rédaction de Résister ne sert à rien. Il ne lui faut pourtant pas longtemps pour faire un pas à côté des clichés ronronnants de l'universitaire melliflu, écharpe en laine et pardessus mou.

Célèbre en son pays

Le gagnant du prix Strega - le Goncourt italien lui a permis de vendre 120 000 exemplaires de son dernier roman - est rompu aux idioties des journalistes transalpins mais il l'est aussi à la fascination des Français pour Berlusconi. Le goulu président traverse le dernier roman de Walter siti comme une apparition anonyme et innommée, avec son cortège de putes et de fric."Les Français sont fascinés par le personnage de Silvio Berlusconi. Vous en voyez surtout le côté ridicule, mais il a aussi un côté tragique : certaines personnes donneraient leur sang pour lui. La clé de sa personnalité est la démesure : la pension alimentaire qu'il verse à sa femme se monte à 3 millions d'euros... par mois et il a connu 78 procès ! Pour les Italiens, c'est un rêve d'infini." L'infini, celui des mathématiques est plutôt familier à Tommaso héros de Résister ne sert à rien, dernière traduction française de Walter Siti. L'histoire d'un fils de mafieux un peu crasseux qui devient le roi des voleurs... en embrassant la carrière de banquier dans l'Italie berlusconienne des années 2000. Beaucoup moins résigné que le titre ne le laisse penser, Résister ne sert à rien cherche à déboulonner le capitalisme en l'incarnant. "Ecrire sur l'argent en Italie est forcément politique. La culture a été prise au piège de l'antiberlusconisme. Il a obtenu que l'on ne parle que de lui, personne n'a pu élaborer d'alternative."

Le corps tyran

Revenons au livre. Tommaso est un gamin de rien, issu des faubourgs romains, obèse et privé de père. Difficile pour l'écrivain d'écrire sans juger durement la folie probabiliste de la finance internationale, même si tentation esthétique l'emporte parfois devant la cavalcade des termes techniques. Straddle, stress test, dark pool... la mystique règle. Et l'amateur d'amphigourismes qu'est Walter Siti - que diable est un "rhabdomancien" ? - y trouve aussi son compte. "La finance est très abstraite dans la forme, quand on voit des courbes de probabilité, mais elle a des répercussions terribles sur les gens. Cet été, il y a par exemple eu des spéculations sur le cours du blé qui ont provoqué des manifestations très violentes suite à l'augmentation du prix du pain. L'irresponsabilité vient évidemment du fait que les traders ne voient pas les conséquences de leurs actes." Cette histoire, il demandera à un écrivain mondain prénommé Walter - oui le même - de l'écrire contre salaire. C'est donc son histoire que nous suivons tout au long des 320 pages de ce roman qu'il serait pourtant injuste de sous-titrer "Itinéraire d'un golden boy". Tommaso est un petit peu plus que cela. "Je ne pouvais pas le haïr totalement. Je lui ai donc trouvé des côtés positifs, comme son malheur physique et ses multiples opérations de chirurgie pour sortir de son obésité ou son grand amour pour sa mère. ce n'est pas un individu mais la somme des parties de son corps, ce qui le rend malheureux."

Encore le royaume du corps, cher à l'écrivain, qui n'aime rien tant que le désir et la chair sous toutes ses formes. Tant et si bien que l'on pose le livre toutes les trois pages pour s'esbaudir d'une phrase dont on aimerait se souvenir à des moments choisis. Bien que non dénué de longueurs et parfois brouillon dans la narration – les pas de Tommaso sont parfois hésitants –, Résister ne sert à rien force également le respect par la somme documentaire réunie ainsi que les nombreux témoignages collectés anonymement. Anonynement car, comme avec les malfrats romains, le secret est la meilleure assurance du business. "Résister est la seule chose qu'un homme puisse faire mais il faut savoir contre quoi résister, savoir ce qu'il est possible de changer. Le personnage qui utilise cette expression est mon double Walter pour parler de ses obsessions sexuelles. Dans mon tout dernier roman, en forme de journal Exit strategy, je raconte la sortie des obsessions sexuelles, celles de mon personnage et les miennes." Walter Siti est un poète accompli et un amoureux des mots et des corps. À parts égales. Les corps pèsent, respirent et meurt... Et c'est avec un rien de jusqu'au boutisme que l'écrivain dénonce doucement une génération gâvée de "friends" à vendre ou à louer sur Facebook dont les révolutions, en particulier le mouvement Occupy, se jouent sans l'amoncellement des cadavres, sans confrontation vraie. "Cela reste virtuel, artificiel, informatique (...) Les réseaux sociaux donnent l'impression de liberté mais sont des entreprises commerciales, on se sait pas qui est le patron." Personne à tuer, donc. Pour Siti, la chair doit régner parce qu'elle obsède.

Sincère, sincère

Ces obsessions sexuelles, l'écrivain en fait état aussi librement qu'à un proche, dans ses livres comme dans la vie, le regard droit et un sourire calme aux lèvres. "Ce livre est le dernier d'une série de huit autour du désir. Ce désir qui me rendait un peu différent des autres est en fait au centre de la consommation, le moteur de la société du spectacle. On doit consommer de dont nous n'avons pas besoin." De son travail avec des escorts girls - les ragazze imagine ou "filles images" en italien - pour un documentaire avorté de Matteo Garrone (Gomorra...), l'écrivain retient une leçon : "La confusion entre une personne et son image entretient le mythe du paradis terrestre. Le corps objet peut se vendre. Appeler mes personnages Walter revient au même, j'ai appliqué toutes les recettes de Philippe Lejeune (un universitaire français spécialiste de l'autobiographie, NDLR) pour les appliquer à ma propre autofiction. Je suis une sorte de collaborationiste du monde que je critique." Ce mélange de small talk, d'intimité et de politique s'arrêta pile au bout de l'heure prévue de l'entretien, avant une séance photo avec un photographe suédois envisagée avec une égale bonhomie. Walter Siti, une minute après, était déjà un autre.

Last modified onvendredi, 18 avril 2014 18:26 Read 3836 times