À la veille de son retour au pays natal après douze ans d’absence, un trentenaire Ecossais écume les bars de sa dernière escale américaine. Tour d’horizon de son existence, en images et surtout en paroles. Nom : Brown Prénom : Jeremiah Signe particulier : détenteur d’une carte rouge de catégorie III. « Ca veut dire que j’ai pas honte d’être un étranger socialiste non assimilé et non intégré mais que je m’oppose fortement à ce qu’on me traite de séculariste post-chrétien décadent à tendances agnostiques. » Confessions d’un marginal ? Rien n’est moins sur. Car c’est bien dans une longue tradition d’immigration que s’inscrit le parcours de celui qui se présente d’emblée comme un antihéros. En effet, comme tant d’autres au siècle précédent, au terme d’une adolescence certainement un tantinet trop traditionnelle à son goût, Jeremiah Brown a succombé aux sirènes de la Terre promise et décidé de quitter la vieille Europe. Barman, serveur, agent de sécurité, sa vie sur le nouveau continent relève plus de l’acrobatie que de la stabilité espérée : accumulation de petits boulots entre combines et débrouille, néanmoins agrémentée de tentatives d’écriture et de parties de poker. Une intégration pas si ratée que cela néanmoins puisque ce déracinement volontaire lui a tout de même permis de rencontrer la femme de sa vie et de gouter a la paternité. Néanmoins, même sous le soleil américain, l’idylle est rarement éternelle. Surtout si en toile de fond, la vie de bohème le dispute a la précarité. Au final donc (au départ pour nous), une rupture consumée depuis deux ans, mais qu’il ressasse sans pouvoir en digérer les conséquences, et des secrets espoirs de célébrité échouée. Car derrière le rêve américain miroitent toujours les paillettes d’une gloire facile et, sans se l’avouer, c’est bien un tel succès qu’il aurait souhaité. Mais c’est de l’ombre de sa compagne musicienne qu’il a du se contenter. Sous des airs d’une grande dureté, c’est un cœur brisé qui se dévoile à la veille de son départ d’un territoire auquel plus rien ne le rattache désormais. Jusqu’au bout de la nuit La mélancolie et la rancœur stimulant sans aucun doute une certaine aptitude au verbiage, cette dernière nuit américaine devient ainsi prétexte à un grand déballage de son existence aux US of A, depuis ses péripéties professionnelles jusqu’à ses déboires sentimentaux. Alternant entre de longs monologues intérieurs où il apostrophe et invective aussi bien un entourage physiquement présent que des compagnons du passé, et des dialogues réels, Jeremiah Brown dévoile successivement différents pans de son existence et de sa personnalité. Aux mots de l’écriture échouée il substitue donc ceux d’une parole intarissable. Logorrhée symptomatique de la paranoïa d'un anticonformiste ? Délire de persécution nourri d’un grand complexe d’infériorité ? Ou bien réelle inaptitude à l’hospitalité de la part de cette terre qui continue à apparaître promise pour bon nombre d’étrangers ? La vérité est certainement un peu entre les deux. Si notre jeune homme amuse d’abord par son ton acerbe au service d’un incomparable cynisme, servi par un talent certain de l’observation qui pétrifie en l’espace de deux lignes le tic le plus accidentel à défaut d’être réellement culturel, il peut ensuite agacer par l’insistance avec laquelle il cultive une image de paria dans laquelle il semble se complaire. Mais toujours, l’autodérision ressurgit et ce qui apparaissait comme de l’égocentrisme, en réalité miroir d’un profond mal être, est vite rattrapé par une sensibilité et une écoute des classes les plus faibles à qui il souhaite donner voix. Pas de roman social pour autant, au sens classique du terme tout au moins. L’on sourit souvent aux témoignages des complications et des mesquineries humaines que, bien qu’Européens, l’on a pu de même expérimenter au quotidien. L’on rit, plus jaune cette fois, à l’indéniable mauvaise foi de certaines autorités quant aux motifs exposés pour justifier certains actes censés êtres moraux ou autres… Une chose est sure, le temps des immigrés n’est pas le même que celui des autochtones, car sans cesse le couperet de l’expulsion menace. Y aurait-il la une explication de sa passion pour le poker perçu comme un antidote potentiel au cours ténu et irréversible de l’existence inlassablement maitrisée par les Parques ? A force de jouer sa vie aux dés et de défier le destin par le jeu, la mise peut s’avérer de plus en plus difficile a remporter. Et la fuite apparaît alors inéluctable. Mais à l’heure des vols à bas prix, cela ne relève-t-il pas autant du pari ? Sans s’éloigner d’un bar désert du Sud des Etats Unis, James Kelman accomplit la prouesse de nous embarquer dans un véritable road movie existentialiste auquel l’oralité maitrisée de son écriture donne toute son ampleur. Une véritable voix qui s’élève, nous amuse, nous interpelle et nous dérange : de celles qu'on n’oublie pas.
Laurence Bourgeon
Faut être prudent au pays de la liberté James Kelman Ed. Editions Métailié 456 p / 23 € ISBN: 286424585
Articles les plus récents :
Articles les plus anciens :
|