Comment l’idée de ce livre vous est-elle venue ? Au départ, il s’agit d’une thèse de doctorat. Mon professeur, Michel Décaudin, grand spécialiste d’Apollinaire, m’a poussé à travailler sur ce sujet ; peu de choses avaient été faites concernant la présence et l’importance de la drogue dans la littérature à cette époque. Et vers la fin des années 60, à l’époque des gaz lacrymogènes, j’étais plus concerné par d’autres fumées ! Vous étiez passionné par ces auteurs ? J’avais fait ma maîtrise sur Villiers de l’Isle Adam. Je me suis pris de passion pour ces auteurs car j’y retrouvais une sensibilité, une atmosphère. Il faut par ailleurs savoir que les auteurs de la fin du XIXe siècle n’étaient pas encore revenus à la mode ; les gens étaient plus intéressés par Derrida ou Foucault. Oui, mais il y avait beaucoup de correspondances ? Parfaitement ; le rapprochement est revenu au début des années 70 : vous lisez certaines page de Jean Lorrain et l’on n’est pas loin de la Factory de Wharrol ou du Velvet Underground. Votre étude est aussi un essai sur la toxicomanie, très technique ; c’était aussi une façon de mieux comprendre les écrivains ? Oui, il faut connaître toutes les drogues, pour comprendre les préférences ; prenez Baudelaire par exemple : il n’aimait pas trop le haschich qu’il considérait comme " un démon désordonné ", un " amplificateur de conscience " alors qu’il parle de sa " vieille compagne " à propos de sa fiole de laudanum. Là on est en plein dans le sujet ! C’est l’impression générale que donne le livre : une grande tyrannie. Parlez-nous des écrivains. Il y a plusieurs cheminements. Certains écrivains ont écrit sur la drogue par effet de mode alors qu’ils ne se droguaient pas ; et d’autres comme Maupassant ne parlent pas de la drogue mais sont toxicomanes ; il a écrit Pierre et Jean sous l’emprise complète de l’éther. Un autre cas : Jean Lorrain, grand écrivain " fin de siècle ", était un grand toxicomane et rares sont ses romans où il ne fait pas allusion à une drogue quelconque. Et vous parlez de Laurent Tailhade, son histoire est très particulière. Avant Cocteau, il a été le premier à décrire, dans La Noire idole, les minutes de ses cures de désintoxication. Il était venu à la drogue car il avait été atteint par une bombe anarchiste alors qu’il était lui-même anarchiste ! C’est le récit d’un calvaire. Par ailleurs, les liens entre la médecine et la drogue étaient très conséquents. Pour beaucoup, la drogue était plus un médicament qu’un paradis artificiel ; tout était ambivalent : les femmes venaient se faire prescrire de la morphine. Et beaucoup d’écrivains deviennent drogués suite à leurs postes en Indochine ? Effectivement, on ne peut pas ne pas lier la présence de la drogue dans la littérature et le colonialisme. C’est le mal d’exister qui est à l’origine, l’envie d’un ailleurs, certes, mais les drogues étaient à la fois un remède à ce mal de vivre et une porte étroite pour pénétrer de nouveaux horizons. Ils admiraient cette civilisation, c’était une manière aussi de mieux la connaître. Il y a beaucoup d’exemples : Jules Boissière, Pierre Loti qui était officier, ou encore Pouvourville : imaginez Albert Puyou de Pouvourville, fin XIXe, ami de Barrès, le comble de l’aristocratie française, officier français en Indochine : il est devenu complètement accro à l’opium, il a rencontré les mandarins, il a appris la langue, et s’est initié au taoïsme. Et tout s’est fini avec le colonialisme ? Oui, l’Opium était présent jusqu’à la fin des années 50, la fin de la colonisation de l’Indochine. Mais le tournant, pour toutes les drogues de cette époque " fin de siècle ", c’est-à-dire l’éther ou la morphine, se situe au début du siècle quand des lois ont voulu les interdire. Comme je vous l’expliquais, les liens avec la médecine étaient très étroits, et facilitaient leur usage. L’envie d’interdire l’utilisation de certaines drogues, y compris celles qui étaient utilisées à des fins thérapeutiques, a marqué un grand coup d’arrêt. Vous citez, dans l’anthologie qui suit votre essai, un texte incroyable d’Antonin Artaud. Oui, c’est une lettre ouverte au législateur de la loi sur les stupéfiants ; il le traite tout simplement de con : " Tu es un con " ; et il dit une phrase très juste : " Les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix ". C’est un témoignage de souffrance ; il y a un autre auteur auquel je pense très souvent, c’est Roger Gilbert-Lecomte. On parle si peu de lui, c’était un jeune poète, le " Rimbaud du XXe siècle ", sa vie est gangrenée par le manque, le mal de vivre… Il meurt en 1943 à l’hôpital, les médecins refusent de le soulager. Votre livre regorge d’exemples similaires… Et, il finit sur Jacques Rigaud. Oui, je voulais finir sur ce passage du Feu Follet où Drieu la Rochelle parle de son ami Jacques Rigaud ; c’est un passage exceptionnel, tout la détresse des drogués y est. Lisons-le : " Les drogués sont des mystiques d’une époque matérialiste qui, n’ayant plus la force d’animer les choses et de les sublimer dans le sens du symbole, entreprennent sur elles un travail inverse de réduction et les usent et les rongent jusqu’à atteindre en elles un noyau de néant. On sacrifie à un symbolisme de l’ombre pour combattre un fétichisme de soleil qu’on déteste parce qu’il blesse des yeux trop fatigués. "
David Foenkinos
Arnould de Liedekerke Ed. 0 p / 0 € ISBN:
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