Berlin-Babel
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Berlin, 10 novembre 1989. Le mur tombe et Zak choisit d’écrire ses confessions. Par ce personnage, Cécile Ladjali rend un hommage créateur à l’œuvre d’Ingeborg Bachmann, poétesse autrichienne figure de proue de la littérature allemande d’après-guerre.
Ordalie commence par un chapitre 0 intitulé BERLIN 1989. Un parallèle historique hautement symbolique pour le récit qui va suivre. Le soir de la chute du mur, le fils d’un ancien nazi choisit de se lancer dans l’écriture afin « d’éprouver sa nuit » et de se libérer « définitivement de ses actes et de ses sales souvenirs ».
Zak n’a que dix ans lorsque qu’il perd ses parents tués dans un bombardement. Recueilli après la guerre, par son oncle et sa tante, il grandit auprès de sa nouvelle famille dans une petite ville autrichienne. Ce jeune adorateur de Leni Riefenstahl, demeure nostalgique de la grandeur du Reich. Ironie du sort, il tombe amoureux d’Ilse sa cousine qui se révèle être son exacte opposée. Brillante étudiante en philosophie, optimiste et animée d’un fervent espoir en l’avenir, elle milite par ses écrits et ses engagements politiques, pour la reconstruction et la paix. Toute sa vie, elle le hantera. Aussi, en ce jour si spécial de novembre 1989, où le monde a changé, Zak décide de « l’écrire » « pour que ses mots rencontre son histoire. Ordalie, dernier opus de Cécile Ladjali, constitue ainsi un acte d’amour accompli par le truchement de l’écriture. Le narrateur espère parvenir à embrasser son obsession alors qu’il n’a jamais dépassé le statut de témoin passif des amours de sa cousine : cette passion qu’elle entretiendra presque toute sa vie avec Lenz, un poète roumain rescapé, détruit et meurtri par l’Holocauste. Face à Zak, détenteur nostalgique, de l’ordre ancien, s’érigent les représentants d’un monde à reconstruire au moyen d’une langue nouvelle.
Destin romantique/Tragédie antique
Unis par une intense passion et animés par la même conception de la poésie - « avancer dans la nuit […] chercher le mot juste, débusquer la phrase » dans un engagement franc et authentique de leur être - Ilse et Lenz forment un dytique typiquement romantique : cette recherche de l’absolu, cette irrépressible mélancolie et leur solitude accablante en témoigne. Ensemble, ils creusent le même sillon. Leurs œuvres respectives se nourrissent l’une de l’autre et se répondent. Ils sont ainsi liés l’un à l’autre. Romantisme mais aussi tragédie. Ces êtres entiers qui doivent faire face à un paradoxe politique, philosophique et historique, font inévitablement écho au théâtre grec antique (comme les précédents romans de Cécile Ladjali, Les souffleurs et la La chapelle Ajax en étaient également nourris).
Hommage créateur
Mais plus encore que les esprits d’Eschyle et de Sophocle, ce sont ceux d’Ingeborg Bachmann et de Paul Celan qui habitent ces pages. En effet, écrivant l’histoire d’Ilse, Cécile Ladjali retrace celle de la poétesse allemande : son engagement en tant que femme et en tant qu’écrivain. Elle célèbre son œuvre, son art et ses combats. Lenz, quant à lui, incarne fidèlement le poète Paul Celan profondément marqué par l’expérience concentrationnaire et dont le destin était selon lui : « d’avoir à écrire des poèmes en allemand. »
Une célébration authentique puisque Cécile Ladjali a nourri (librement) son roman d’extraits de leur correspondance (dont la traduction française paraîtra aux éditions du Seuil) mais aussi de passages de leurs œuvres respectives. Un hommage créateur surtout, construit en un récit personnel abouti et authentique.
Ordalie
Cécile Ladjali
Actes Sud
200 p
18 euros
ISBN: 9782742785346