Jeux de langue
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Oubliez tout ce que vous avez déjà lu... Ici, vous ne trouverez ni ponctuation convenable, ni conjugaison savante ou majuscules en début de propositions : mais des termes crus, des mots en « cule », et beaucoup de « que ». Ici, la langue est sans queue ni tête, impropre, sale, râpeuse ; elle racle, dérange, dérape.
Les Joyeux animaux de la misère de Pierre Guyotat ne sont pas bêtes à manger du foin : ce sont des putains à tous les étages, sacrifié(e)s sur l'autel des générations. Fidèle à son statut de provocateur, Guyotat se fait plaisir et nous fait horreur, en éclatant les normes de genre et de bienséance dans un bordel infâme de poésie...
Rosario règne en maître dans sa maison close et ouverte à la fois. Dans ce bordel à ciel fermé, prostitués mâles et femelles s’offrent aux hommes de passage, dans une cacophonie constante d'apostrophes et d'exclamations. Partout, des corps copulent, s’accouplent, forniquent…. L’humour qui suinte est gras, les orifices béants, les langues béates. Au cœur de cette débauche ambiante, le stupre côtoie le graveleux et le sordide.
Devant ce spectacle porno incessant, on passe sans cesse de la consternation à l'ennui, du dégoût à l’apaisement, de la tentation à la détestation… Autant d’objectifs recherchés par Guyotat, semble-t-il, que l’on devine amusé et mutin en filigrane. La lecture n’est rien de moins qu’une invitation en enfer : mais avec délectation, et au fil des pages, avec une distance, le roman finit par attirer vers de nouveaux horizons linguistiques. Si tant est qu'il s'agisse d'un roman, d’ailleurs, tant le genre de l'ouvrage s'inscrit dans une inquiétante étrangeté… Mais la poésie de toute façon n'est que musique ; celle de Guyotat est singulière, bruyante, assourdissante de vérité.
Tristes humains dans l’opulence
Bien sûr, on songe aux Surréalistes. À Desnos en particulier, et au « verbe nouveau ». À l'écriture automatique, aux inspirations venues d'ailleurs. Les dialogues, grotesques et grossiers, sont autant de petits papiers mis bout-à-bout… Comme ces jeux littéraires auxquels s’adonnaient les Surréalistes, sous forme de cadavres exquis. Souvent, on ne comprend rien, et l’on s’en amuse. Entre pure beauté et laideur absolue, la poésie de Guyotat déconstruit puis réinvente le style, impose ses propres rythmes, ses symphonies. Les odeurs, les sons et les objets se laissent aller, se retrouvent au cœur d'une étrange valse sexuelle, lancinante… et au final, libératrice.
La lecture d’un roman est toujours une expérience, une aventure singulière. Celle-ci est hypnotique… Dispersés, chaotiques, les prostitués de Guyotat sont aussi libres qu’enfermés. Immatériels et dénués de sens, privés de direction, ils errent dans un marasme d'échanges sexuels sans fin, en pleines "jactances" aphrodisiaques, telles des âmes perdues empruntant des voies impénétrables. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Dans cet art subtil du n’importe quoi, fidèle à sa créativité, Guyotat parvient à réconcilier nos cris de joie, nos cris de misère. Écrivain et dramaturge, il met en scène nos inhibitions, notre besoin de souffler, de respirer. Il nous demande de crier, d’exulter. Il dit avoir écrit son livre d’une seule traite : on ne le croit pas… Derrière la poésie, il y a toujours de la critique. Et son roman est un miroir : les animaux qui s’y reflètent feraient bien d’y penser.
Joyeux animaux de la misère
Pierre Guyotat
Éditions Gallimard
412 pages - 21.50 €