Rose et bleue
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Être soi-même, ou le devenir...? Les terrains de l'identité et de la réalisation de soi sont immenses, les parcours propres à chacun. Dans un mélange infini de poésie et de douceur, Kathleen Winter s'intéresse, avec Annabel, à une naissance singulière : celle d'un enfant intersexué...
On connaissait le Séraphîta de Balzac, ou l'Orlando de Virginia Woolf ; plus récemment, Jeffrey Eugenides nous avait enthousiasmé avec son magnifique Middlesex - dans lequel Calliope, une adolescente née intersexuée, décidait de libérer sa vraie nature en « devenant » un garçon (mais peut-on réellement parler de « devenir » quand on se libère à être soi ?).
Aujourd'hui, ce qu'on appelle la « littérature intersexe » pourra compter avec le premier roman de Kathleen Winter, Annabel : un roman éponyme, là encore, puisque centré sur l'identité... Lors de sa naissance, en 1968 (dans la région du Labrador, au Canada), le petit Wayne présente une ambiguïté génitale. En fait, il a les caractéristiques sexuelles réunies d'un garçon et d'une fille... Ce qui le place d'emblée dans une identité hermaphrodite. Mais comme beaucoup de parents choisissent de le faire, désœuvrés, désarmés face à une nouvelle qui échappe aux sentiers battus de l'enfantement, Wayne sera opéré à la naissance et élevé en garçon. Mais ce serait mal connaître la nature... Car plus tard, Wayne choisira à son tour... de devenir elle-même ! De devenir Annabel, en fait, ou plutôt de le rester ; d'être au final Annabel la vraie, celle tout au fond de lui. Ou plutôt d'elle.
Un conte initiatique
À travers ce conte magnifique de Kathleen Winter, on pourrait presque penser à la littérature intersexe comme à un exercice du questionnement : car est-il vraiment question de naître dans un entre-deux sexes ? Ou s'agit-il, quelle que soit la réalité anatomique, de naître des deux sexes (ce qui s'avère déjà une vision plus positive) ? Et plutôt que de parler d'un troisième sexe, ne serait-il pas plus juste de parler d'un autre sexe ? En effet, il existe des centaines de cas de figure différents... Et donc, autant d'autodéfinitions et de paroles confisquées par les médecins. Il en va de l'intégrité des personnes intersexuées que de respecter leur bien-naître : et au risque de le rappeler, une naissance n'est jamais une malédiction.
La problématique des intersexués est fortement méconnue, gravement négligée ; à défaut d'informations dignes de ce nom, des milliers de parents décident chaque année de créditer la volonté des chirurgiens - dont le but, bien souvent, est plus d'opérer que de laisser s'épanouir (parfois même à l'insu des parents). En somme, leur objectif est simplement de normaliser en opérant... au détriment des devenirs individuels ! Le bistouri devrait être choisi. Les personnes, n'en déplaise aux praticiens, doivent être libres d'épouser, tôt ou tard, leurs propres destinées. L'histoire de Wayne / Annabel nous le raconte d'ailleurs parfaitement bien : chassez votre naturel, il reviendra vous hanter... Les voies du corps sont impénétrables.
Annabel - le roman comme la jeune fille -raconte au final des choses intimes... Des ressentis, des jeux de regards, des frissons. Des inquiétudes et des espoirs. En la suivant, en l'écoutant, on a la confirmation que le je ne devient jamais un autre. Que les changements de cette nature sont en fait plus généralement perçus par les autres ; car l'esprit finit toujours par épouser la matière. L'étrangeté n'est jamais en soi. Il y a aussi cette certitude que, dans l'autocréation, seule l'enveloppe finit par se modifier... L'esprit et ses exigences, eux, restent toujours ancrés.
En somme, tout comme il existe une identité intergenre, vécue et assumée, il y a bel et bien un espace à créer pour l'identité intersexe : pour les Wayne, les Annabel et toutes les voix qui essaient tant bien que mal de nous parler.
Annabel
Kathleen Winter
Traduit de l'anglais (Canada) par Claudine Vivier
Christian Bourgois éditeur
454 p. - 20 €