Tu quoque mi fili ?
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Vision apocalytique d'un pays vivant ses derniers jours, peuplés d'habitants luttant à mort pour leur survie précaire ? Tout le contraire puisque c'est le passé récent, mais pas moins violent, du Salvador qu'Horacio Castelllanos Moya revisite de sa plume très en verve, pas toujours châtiée, mais profondément cinématographique.
On a beau être rôdé aux manifestations qui animent régulièrement le pavé parisien, elles n'ont pas grand chose à voir avec les soulèvements, les révoltes, voire les révolutions qui ont frappés de nombreux pays d'Amérique du Sud dans les années 70. La république du Salvador n'a pas fait exception à la règle, traversée par une guerre civile qui a culminé avec l'assassinat d'Oscar Romero en 1980, et s'est prolongée au rythme des actions des guérillas repoussées par l'armée en 1989.
C'est au cœur de ces affrontements que l'on est d'emblée plongés dans La servante et le catcheur. Attentats, traquenards, subversifs clandestins et policiers aussi ripoux qu'exécrables surgissent dès les premières pages de ce roman. Mais nul besoin d'être expert en histoire latino-américaine pour lire Castellanos Moya car, comme dans les meilleurs westerns, les protagonistes se trouvent affublés d'épithètes et de surnoms sans équivoque, permettant d'identifier sans doute aucun le Viking - ancien catcheur reconverti en policier moqué et hargneux, le Chicharron, le gros Silva ou encore la petite Elena. Comme dans les meilleurs romans noirs, l'atmosphère est lourde, moite, la tension graduellement distillée. Et comme dans les comédies dramatiques de qualité, les personnages, si basiques qu'ils soient en apparence, cultivent plusieurs facettes, dissimulent leurs engagements et les secrets de famille dormants viennent à ressurgir aux moments-clef...
Famille, violence, relations économiques, se faire soigner à l'hôpital... Autant d'ingrédients et de gestes anodins qui deviennent politiques en une telle période.
Préférez-vous visiter le Palais Noir ou venir chanter à l'Opéra ?
Étonnamment, ni l'un ni l'autre n'est conseillé. Car ces façades a priori alléchantes désignent en réalité les lieux les plus glauques, abris de la corruption et gîtes des exactions les plus détestables. Ainsi le Palais Noir n'est-il autre que le commissariat, miné par le sadisme, le machisme et gangrené par la corruption. Quant à l'opéra, il n'a pas grand-chose à voir avec l'art lyrique : aux chants des barytons, c'est celui des prisonniers qui est préféré...
Et tout est à l'avenant dans cette ville cauchemardesque où la violence est sans cesse palpable mais sa pratique toujours fuyante : rien de bucolique dans les « parties de pêche » évoquées, puisqu'elles font référence à d'obscures opérations de police. Même les « égouts », théâtres de la torture des prisonniers, sont plus répugnants que les canalisations d'écoulement à qui ils doivent leur nom...
On doute qu'il ait craint quelque mise au ban ou censure, tant il manie la plume avec liberté et virulence depuis des années, mais Castellanos Moya prend un visible plaisir à travestir les lieux de l'action, dissimuler d'identité de ses personnages, comme s'il renouait avec d'anciennes pratiques propres à la clandestinité. À moins qu'il n'ait voulu conférer à ce récit rythmé et sanguinolent des allures de contes...
Quoi qu'il en soit, ce livre s'inscrit dans la droite ligne de ses œuvres précédentes. Toujours, ce sont les situations de tensions, d'affrontements qui l'intéressent. Non pas tellement en tant que dispositif romanesque dans la mesure où elles ont réellement et douloureusement marqué le quotidien des pays qu'il a habités, mais bien parce qu'elles jouent le rôle de catalyseur des émotions et des réactions humaines. Car au-delà de la caricature apparente, La servante et le catcheur n'est pas un simple roman de genre, mais un roman humaniste et puissamment politique. Une forme d'invitation à ne pas oublier ce passé violent pour ne jamais le reproduire.
Les hommes, leurs personnalités, leur confrontation, le passionnent au premier chef. Tout autant que dans les faits, c'est la langue, les dialogues qui véhiculent et reflètent leur agressivité. Et quelle meilleure métaphore que le catch pour faire référence à ces temps obscurs et louches ? Finalement, la vie au Salvador durant la guerre civile, c'était un peu un comme un combat de catch du Viking quelques années auparavant : tout était truqué, relations humaines comprises, et au bord de l'explosion. Reste à savoir si la lucha libre, toujours aussi populaire au Mexique, est désormais cantonnée aux stades ou si elle continue à s'immiscer dangereusement dans les relations humaines.
La servante et le catcheur
Horacio Castellanos Moya
Traduit de l'espagnol (Salvador) par René Solis
Ed. Métaillié / 236 p. - 18 €