Alain Mabanckou: mémoires dans la peau
- font size decrease font size increase font size
Dans Mémoires de porc-épic, Alain Mabanckou fait exploser les catégories de genre et tisse un conte chargé de légendes et de mythes : un vrai régal de lecture, bourré de poésie et d’humour. Pour Zone Littéraire, le lauréat du Renaudot 2006 revient sur la genèse de ce conte, et sur ses aspirations d’écrivain...
Vous êtes titulaire d’un DEA de droit, vous avez travaillé à la Lyonnaise des eaux, aujourd’hui vous enseignez à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA), et vous êtes un écrivain reconnu… Dans toutes ces vies, comment la littérature a t-elle émergée ?
J’ai certainement eu plusieurs vies : un peu comme certains personnages pourvus de « doubles »… J’aime mener des doubles vies. L’enseignement me permet de rester en contact avec la jeunesse ; l’écriture, d’exprimer ma passion. Je ne dirais pas que le droit m’a poussé à la littérature, mais, très vite, cette littérature a été pour moi une activité secrète et mystérieuse, qui m’a permis de m’exprimer sans contrainte, sans lien de subordination dans le travail… Ce qui m’a motivé à écrire, ce sont surtout toutes ces lectures que j’ai faites, et l’admiration que je portais à certains écrivains.
Vous avez d'ailleurs déclaré qu’en France, jamais on ne vous aurait "proposé" ce poste d’enseignant, comme on l’a fait aux Etats-Unis !
C’est vrai, je n’ai pas de diplôme dans la spécialité littéraire… Ce qui est extraordinaire aux Etats-Unis, c’est qu’on concilie la théorie à la pratique. A côté des professeurs d’Université, on côtoie des écrivains, des peintres, des artistes qui viennent pour exprimer le travail de l’intérieur, en tant que véritables artisans. Ce n’est pas encore le cas en France : lorsqu’on invite des écrivains, c’est le plus souvent pour des ateliers d’écriture… En France, l’écrivain est en quelque sorte un clown au milieu des gens sérieux, alors qu’aux Etats-Unis, les grands écrivains sont parfois des professeurs : prenez Toni Morrisson, Edouard Glissant ou Maryse Condé… L’écriture, là-bas, est perçue comme un tout : on peut y suivre des ateliers de technique d’écriture par exemple – même si je ne crois pas que cela puisse amener quelqu’un à devenir écrivain. Mais aux Etats-Unis, l’acte d’écrire est un acte intégré dans l’espace universitaire.
Que pensez-vous de la notion actuelle de « littérature francophone » ? Entrerait-elle en confrontation avec la « littérature de langue française » ?
La question fondamentale est de savoir s’il s’opère, dans la notion de « littérature francophone », une espèce de hiérarchisation où l’on prendrait la littérature francophone pour une littérature mineure, venue « de pays qui sont lointains et qui s’expriment en Français ». C’est pourquoi je prône plutôt une littérature francophone générale, dans laquelle on intègre aussi la littérature française – puisque celle-ci est une littérature nationale, faite en France par des Français. La littérature francophone est plus large : elle est internationale, ancrée sur cinq continents, et la France est ici une minorité. Dans « francophonie » malheureusement, on pense trop souvent à la diplomatie, à la politique, aux tractations… Et tout ça vient fausser le jeu, écarter le côté beaucoup plus créateur de la Francophonie.
Comment avez-vous accueilli ce fameux Renaudot, pour Mémoires de porc-épic, et l’ensemble des « félicitations » qui ont honoré votre précédent roman, Verre cassé ?
Dans un itinéraire, recevoir des prix est quelque chose d’intense, de très spectaculaire… J’en arrive même à me dire qu’il vaut mieux regarder tout ça de loin ! Ça me fait très plaisir de constater que, depuis un certain temps, on s’intéresse de plus en plus à ce que j’écris. Mais forcément, ce sont des distinctions qui poussent à adopter plus de vigilance encore. Car je deviens, en quelque sorte, très attaquable… Tant qu’on est inconnu, finalement, on rencontre peu de problèmes de ce type : quand on est plus en avant, il faut s’attendre à prendre des coups ! Il faut donc se tenir bien préparé.
Dans Mémoires de porc-épic, on observe une grande linéarité : on pourrait presque le lire d’une traite ! Et on y côtoie aussi bien La Fontaine que certaines légendes africaines… Comment en avez-vous tissé la trame ?
Mes souvenirs d’enfance ont été très importants dans la construction de ce conte : je me suis laissé guider par les histoires que me racontait ma mère et, dès lors que j’ai choisi le porc-épic, j’ai pensé à transformer ses piquants en armes… Des armes pour des actions bien spécifiques ! Le conte s’est donc bâti, pour une bonne part, sur des souvenirs lointains – puis sont venues la fantaisie du romancier, et la création de l’intrigue elle-même. C’est un roman chargé de beaucoup d’aspects du conte, de la fable, du mythe. C’est un mélange, un peu comme dans Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, que j’aime beaucoup : on y retrouve ces frontières minces entre le conte et la fable. Ecrire un roman, c’est briser les frontières : c’est aussi ne pas tomber dans le piège de raconter le simple quotidien. Il faut constamment réinventer, insuffler le réel, et rendre le fantastique… Quand j’écris, je me laisse aller dans la folie de la création. J’aime découvrir ce que je suis en train d’écrire, comme le fait le lecteur par la suite !
Vous affectionnez tout particulièrement l’imaginaire et à la fiction…
De nos jours, une bonne partie de la littérature relève de l’autofiction. Or, écrire de l’autofiction demande une réelle élévation ! Tout le monde n’est pas Marcel Proust… L’autofiction, ce n’est pas seulement raconter sa propre histoire, de façon nombriliste. Il faut y insuffler une vraie littérature. L’imaginaire est l’élément qui donnera toujours au roman son côté éternel, son côté profond, et ses envies d’évasion. Marcel Proust et sa Recherche du temps perdu, c’est magistral ! C’est génial ! On peut en dire autant du Voyage au bout de la nuit… Il s’agit là aussi d’une sorte d’autofiction, mais c’est immense, c’est tentaculaire : ça révolutionne la langue, les thématiques, la posture des personnages… Le « moi » devient le support d’autre chose, où l’on observe tout à coup d’autres « moi ». On a alors une espèce d’éclatement, que je trouve rarement dans les romans contemporains autobiographiques.
Mémoires de porc-épic, c’est aussi une grande œuvre de poésie : avec des jeux de sonorité, de rythmes, et un usage très particulier de la ponctuation dans la narration… Ce mélange sert-il à l’oralité ?
Je pense effectivement être resté un poète dans l’âme… L’emploi de la virgule vient peut-être de là ! J’ai toujours pensé que j’étais devenu romancier grâce à la poésie, et que la poésie m’avait surtout servi à repenser la question de la forme du roman dans ma propre écriture, sans avoir simplement une histoire à raconter ; comme si j’avais la charge de pouvoir bouger la forme du roman… En fait, je relis souvent chaque page que j’ai écrite. Je me relis constamment, et j’écoute les phrases : ça devient tout à coup comme une longue mélopée… D’où ce jeu avec le titre, « porc-épic » : comme si le roman racontait l’épopée de ce petit mammifère piquant, qui raconte ses actes les plus épiques…
La musicalité semble très importante pour vous : vous pensez même écrire un livre à partir de chansons !
Ce livre s’inspirerait tout simplement d’histoires contenues dans des chansons… Je suis encore en train d’y réfléchir ! Il faut que ça se précise. Vouloir mettre de la musique dans un roman est un projet très ambitieux. C’est aussi un hommage que j’aimerais rendre à la chanson : car lorsque j’écris, c’est toujours avec un peu de musique en fond sonore… La musique peut nous plonger dans une condition, dans une nostalgie, ou un certain état d’esprit qui permet de nourrir l’inspiration. Et pour qu’une phrase coule, il faut beaucoup de musicalité….
Par l’intermédiaire de votre blog, un jeune auteur congolais vous a demandé conseil : vous avez été touché par sa démarche, et lui avez intimé de croire au travail, au talent et à la chance…
Le doute, c’est fondamental : un auteur qui débute et qui ne doute pas finira par se casser la figure. La littérature est surtout faite d’incertitude ! Il y a plus de moments d’angoisse que de réussite. Mais quand un jeune auteur voit qu’un autre est dans la lumière, il pense que c’est arrivé comme ça… Il faut rappeler qu’il y a plus de gens qui publient que de gens qui rencontrent le succès ! 95% d’écrivains n’ont pas de gros tirages. On peut être un grand écrivain sans vendre de livres. Avant, j'ai écrit douze livres qui ont été peu vendus. Ce sont les deux derniers qui ont ete mis en avant par les lecteurs ! Je n'y croyais absolument pas, même quand j'ai écrit Verre cassé… Et avec Mémoires de porc-épic, je ne pensais jamais recevoir l'un des prix les plus prestigieux de France !
Julien Canaux
Alain Mabanckou
Ed.
0 p / 0 €
ISBN:
Vous êtes titulaire d’un DEA de droit, vous avez travaillé à la Lyonnaise des eaux, aujourd’hui vous enseignez à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA), et vous êtes un écrivain reconnu… Dans toutes ces vies, comment la littérature a t-elle émergée ?
J’ai certainement eu plusieurs vies : un peu comme certains personnages pourvus de « doubles »… J’aime mener des doubles vies. L’enseignement me permet de rester en contact avec la jeunesse ; l’écriture, d’exprimer ma passion. Je ne dirais pas que le droit m’a poussé à la littérature, mais, très vite, cette littérature a été pour moi une activité secrète et mystérieuse, qui m’a permis de m’exprimer sans contrainte, sans lien de subordination dans le travail… Ce qui m’a motivé à écrire, ce sont surtout toutes ces lectures que j’ai faites, et l’admiration que je portais à certains écrivains.
Vous avez d'ailleurs déclaré qu’en France, jamais on ne vous aurait "proposé" ce poste d’enseignant, comme on l’a fait aux Etats-Unis !
C’est vrai, je n’ai pas de diplôme dans la spécialité littéraire… Ce qui est extraordinaire aux Etats-Unis, c’est qu’on concilie la théorie à la pratique. A côté des professeurs d’Université, on côtoie des écrivains, des peintres, des artistes qui viennent pour exprimer le travail de l’intérieur, en tant que véritables artisans. Ce n’est pas encore le cas en France : lorsqu’on invite des écrivains, c’est le plus souvent pour des ateliers d’écriture… En France, l’écrivain est en quelque sorte un clown au milieu des gens sérieux, alors qu’aux Etats-Unis, les grands écrivains sont parfois des professeurs : prenez Toni Morrisson, Edouard Glissant ou Maryse Condé… L’écriture, là-bas, est perçue comme un tout : on peut y suivre des ateliers de technique d’écriture par exemple – même si je ne crois pas que cela puisse amener quelqu’un à devenir écrivain. Mais aux Etats-Unis, l’acte d’écrire est un acte intégré dans l’espace universitaire.
Que pensez-vous de la notion actuelle de « littérature francophone » ? Entrerait-elle en confrontation avec la « littérature de langue française » ?
La question fondamentale est de savoir s’il s’opère, dans la notion de « littérature francophone », une espèce de hiérarchisation où l’on prendrait la littérature francophone pour une littérature mineure, venue « de pays qui sont lointains et qui s’expriment en Français ». C’est pourquoi je prône plutôt une littérature francophone générale, dans laquelle on intègre aussi la littérature française – puisque celle-ci est une littérature nationale, faite en France par des Français. La littérature francophone est plus large : elle est internationale, ancrée sur cinq continents, et la France est ici une minorité. Dans « francophonie » malheureusement, on pense trop souvent à la diplomatie, à la politique, aux tractations… Et tout ça vient fausser le jeu, écarter le côté beaucoup plus créateur de la Francophonie.
Comment avez-vous accueilli ce fameux Renaudot, pour Mémoires de porc-épic, et l’ensemble des « félicitations » qui ont honoré votre précédent roman, Verre cassé ?
Dans un itinéraire, recevoir des prix est quelque chose d’intense, de très spectaculaire… J’en arrive même à me dire qu’il vaut mieux regarder tout ça de loin ! Ça me fait très plaisir de constater que, depuis un certain temps, on s’intéresse de plus en plus à ce que j’écris. Mais forcément, ce sont des distinctions qui poussent à adopter plus de vigilance encore. Car je deviens, en quelque sorte, très attaquable… Tant qu’on est inconnu, finalement, on rencontre peu de problèmes de ce type : quand on est plus en avant, il faut s’attendre à prendre des coups ! Il faut donc se tenir bien préparé.
Dans Mémoires de porc-épic, on observe une grande linéarité : on pourrait presque le lire d’une traite ! Et on y côtoie aussi bien La Fontaine que certaines légendes africaines… Comment en avez-vous tissé la trame ?
Mes souvenirs d’enfance ont été très importants dans la construction de ce conte : je me suis laissé guider par les histoires que me racontait ma mère et, dès lors que j’ai choisi le porc-épic, j’ai pensé à transformer ses piquants en armes… Des armes pour des actions bien spécifiques ! Le conte s’est donc bâti, pour une bonne part, sur des souvenirs lointains – puis sont venues la fantaisie du romancier, et la création de l’intrigue elle-même. C’est un roman chargé de beaucoup d’aspects du conte, de la fable, du mythe. C’est un mélange, un peu comme dans Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, que j’aime beaucoup : on y retrouve ces frontières minces entre le conte et la fable. Ecrire un roman, c’est briser les frontières : c’est aussi ne pas tomber dans le piège de raconter le simple quotidien. Il faut constamment réinventer, insuffler le réel, et rendre le fantastique… Quand j’écris, je me laisse aller dans la folie de la création. J’aime découvrir ce que je suis en train d’écrire, comme le fait le lecteur par la suite !
Vous affectionnez tout particulièrement l’imaginaire et à la fiction…
De nos jours, une bonne partie de la littérature relève de l’autofiction. Or, écrire de l’autofiction demande une réelle élévation ! Tout le monde n’est pas Marcel Proust… L’autofiction, ce n’est pas seulement raconter sa propre histoire, de façon nombriliste. Il faut y insuffler une vraie littérature. L’imaginaire est l’élément qui donnera toujours au roman son côté éternel, son côté profond, et ses envies d’évasion. Marcel Proust et sa Recherche du temps perdu, c’est magistral ! C’est génial ! On peut en dire autant du Voyage au bout de la nuit… Il s’agit là aussi d’une sorte d’autofiction, mais c’est immense, c’est tentaculaire : ça révolutionne la langue, les thématiques, la posture des personnages… Le « moi » devient le support d’autre chose, où l’on observe tout à coup d’autres « moi ». On a alors une espèce d’éclatement, que je trouve rarement dans les romans contemporains autobiographiques.
Mémoires de porc-épic, c’est aussi une grande œuvre de poésie : avec des jeux de sonorité, de rythmes, et un usage très particulier de la ponctuation dans la narration… Ce mélange sert-il à l’oralité ?
Je pense effectivement être resté un poète dans l’âme… L’emploi de la virgule vient peut-être de là ! J’ai toujours pensé que j’étais devenu romancier grâce à la poésie, et que la poésie m’avait surtout servi à repenser la question de la forme du roman dans ma propre écriture, sans avoir simplement une histoire à raconter ; comme si j’avais la charge de pouvoir bouger la forme du roman… En fait, je relis souvent chaque page que j’ai écrite. Je me relis constamment, et j’écoute les phrases : ça devient tout à coup comme une longue mélopée… D’où ce jeu avec le titre, « porc-épic » : comme si le roman racontait l’épopée de ce petit mammifère piquant, qui raconte ses actes les plus épiques…
La musicalité semble très importante pour vous : vous pensez même écrire un livre à partir de chansons !
Ce livre s’inspirerait tout simplement d’histoires contenues dans des chansons… Je suis encore en train d’y réfléchir ! Il faut que ça se précise. Vouloir mettre de la musique dans un roman est un projet très ambitieux. C’est aussi un hommage que j’aimerais rendre à la chanson : car lorsque j’écris, c’est toujours avec un peu de musique en fond sonore… La musique peut nous plonger dans une condition, dans une nostalgie, ou un certain état d’esprit qui permet de nourrir l’inspiration. Et pour qu’une phrase coule, il faut beaucoup de musicalité….
Par l’intermédiaire de votre blog, un jeune auteur congolais vous a demandé conseil : vous avez été touché par sa démarche, et lui avez intimé de croire au travail, au talent et à la chance…
Le doute, c’est fondamental : un auteur qui débute et qui ne doute pas finira par se casser la figure. La littérature est surtout faite d’incertitude ! Il y a plus de moments d’angoisse que de réussite. Mais quand un jeune auteur voit qu’un autre est dans la lumière, il pense que c’est arrivé comme ça… Il faut rappeler qu’il y a plus de gens qui publient que de gens qui rencontrent le succès ! 95% d’écrivains n’ont pas de gros tirages. On peut être un grand écrivain sans vendre de livres. Avant, j'ai écrit douze livres qui ont été peu vendus. Ce sont les deux derniers qui ont ete mis en avant par les lecteurs ! Je n'y croyais absolument pas, même quand j'ai écrit Verre cassé… Et avec Mémoires de porc-épic, je ne pensais jamais recevoir l'un des prix les plus prestigieux de France !
Julien Canaux
Alain Mabanckou
Ed.
0 p / 0 €
ISBN:
Last modified onlundi, 15 juin 2009 22:30
Read 2000 times