Rencontre avant l'aube
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Après le succès de son premier roman, L’intérieur de la nuit, Leonora Miano nous entraîne de nouveau sur les terres du Mboasu, ce pays d’Afrique imaginaire. Dans Contours du jour qui vient, on emboîte le pas de Musango, petite Africaine qui se lance à la recherche de sa mère qui l’a abandonnée après l’avoir accusée de sorcellerie. Elle traverse un pays à la dérive dont elle s’efforce de chasser les mauvais esprits. Refusant le fatalisme traditionnel qui accompagne les lectures de l’Afrique, Leonora Miano dote son personnage d’un caractère volontariste et bien trempé qui apporte un brin d’espoir dans un pays a première vue à la dérive. Mais au-delà de l’Afrique, elle se veut la voix de la jeune génération, celle à qui incombe la responsabilité de bâtir l’avenir du monde et qui n’en n’a pas toujours les moyens.
En octobre dernier, les lycéens lui attribuaient leur Goncourt pour ce deuxième roman. Elle rejoignait ainsi cette fournée d’auteur (avec Nancy Huston, Jonathan Littell…) d’origine étrangère écrivant en français que les très courus prix littéraires de la rentrée ont récompensé en majorité en 2006. En plein débat sur la pertinence de la francophonie et dans un festival qui se veut un carrefour des cultures, elle est une interlocutrice de choix.
Vous dédiez ce livre « à cette génération » ? Est-ce cela qui en a motivé l’écriture ?
Oui. Il y a vraiment à la fois une histoire humaine et un propos plus politique qui se chevauchent en permanence. Tout ce qui est de l’intime, si on le lit avec un regard politique, se rapporte à la société : on peut lire l’histoire de la petite fille et de sa mère.
Mais l’on peut aussi lire, au travers de cette maman, non pas les égarements d’une femme mais ceux de la société. Le « nous » renvoie plutôt à une parole de génération. Celle d’enfants africains un peu livrés à eux-mêmes, qui devront néanmoins se construire sur une terre devenue trop dure. Cette génération-là s’adresse, non pas à sa mère, mais à la société qui l’a engendrée. Une certaine Afrique seulement, la totalité du pays ne pouvant être mise sur un même plan. Aucun roman ne restitue d’ailleurs le réel dans son intégralité. On ne peut jamais les lire comme des documentaires par exemple.
La langue extrêmement poétique que vous utilisez renvoie en effet en permanence au roman. Pourtant, vous semblez en même temps témoigner sur une situation d’une génération à un moment donné.
Ça ne peut pas être un témoignage car cela fait 16 ans que je ne vis plus en Afrique. Ce serait usurper la place des véritables témoins. Contours du jour qui vient est véritablement un roman. On a souvent le sentiment que les auteurs du monde entier sont des artistes sauf les auteurs africains, qui ne seraient que des témoins et pas des créateurs. Mais moi, j’invente des histoires sur des événements que je n’ai pas du tout vécus : ma mère ne m’a jamais chassée ni accusée de sorcellerie, même si elle aurait bien voulu… Mes romans viennent toujours d’une question que je me pose concernant une situation donnée ou un groupe humain particulier et qui me taraude souvent d’une manière tellement obsessionnelle que le seul moyen de m’en défaire est d’écrire. Mais il s’agit d’un processus intime et personnel. Je considère d’ailleurs que mes romans ne parlent pas avant tout d’Afrique mais que ce qui y est décrit est valable pour l’humanité entière. Car je crois qu’il n’y a qu’une seule humanité et que seul le décor change. Si les gens s’attachent aux décors, c’est parce que les questions sont dérangeantes. Il est réconfortant de se dire que ces problèmes sont propres aux autres. Mais ils se posent à nous tous. Il n’y pas de société qui puisse aujourd’hui faire l’économie de la question de l’avenir qu’elle va pouvoir proposer à sa jeunesse, même si les paramètres ne sont pas exactement les mêmes. Quand je dédiais ce roman à cette génération, je pensais vraiment à cette génération dans le monde entier parce que je pense qu’il dur, partout, d’être jeune. Il semble qu’il n’y ait pas d’avenir…
Au delà de ces questionnements universels vous dressez des constats plus spécifiquement africains, assez négatifs, notamment quant à la situation des femmes, la prégnance de la religion…
Il n’y a pas que des femmes soumises. Celles qui sont l’objet d’un trafic humain ne sont pas les mieux loties mais il y a également des femmes instruites et cultivées. D’ailleurs, la situation des femmes en Afrique n’est pas pire que celle des femmes en Afghanistan ou même parfois en Chine. Mes romans se situent en Afrique centrale, ce qui n’a rien à voir avec le Sahel ou la corne de l’Afrique. Les sociétés y sont matriarcales. Les femmes y ont donc souvent pas mal de tempérament et font ce qu’elles veulent. Quand elles sont exploitées c’est qu’elles acceptent une situation qui, pour elles, est conforme à l’ordre des choses, qui leur évite de se poser des questions et de se prendre en main. Ce sont souvent les femmes qui pensent que les femmes doivent rester à la maison par exemple. Les hommes ne les y obligent pas. J’ai personnellement très bien vécu en Afrique centrale avec ce caractère-là, en faisant des études.
Cette ambivalence parcourt tout votre roman : le constat d’une dureté quotidienne, en même temps qu’un optimisme indéfectible chez cette jeune fille qui a intégré qu’il fallait qu’elle existe par elle-même…
La mère est vraiment en souffrance. Elle n’a pas trouvé en elle-même les ressorts pour se réaliser, alors qu’elle avait certainement des qualités, et n’a donc pas pu aimer ce qu’elle avait engendré parce qu’elle ne s’aimait pas elle-même. A travers Musango, j’ai voulu créer un personnage qui soit capable de comprendre et de pardonner. Si elle s’était enfermée dans le ressentiment, plus rien n’aurait été possible pour elle. C’est un personnage extrêmement résilient. Elle est porteuse de tous les espoirs que j’ai pour les jeunes gens du monde entier. Il est dur de se construire sans admirer. Je suis très sensible à cet âge où l’on se construit et comment le faire lorsque l’on n’ai pas aidé.
Musango fait preuve d’une force de caractère qui est source d’optimisme pour les jeunes Africains. Est-elle la preuve qu’il y a un avenir pour eux en Afrique sans avoir forcément à « faire l’Europe » ?
Oui, je le crois profondément. De toute façon, tout le monde ne pourra pas partir. Il faudra trouver sur place les moyens d’être soi-même et de s’épanouir. Et pour ceux qui partiront, il n’est pas certain qu’ils réussissent mieux ailleurs. Ce que je voulais dire c’est qu’il était possible de vivre en Afrique. Elle sera ce que les Africains en feront. Ils sont aussi capables que les autres de prendre des décisions. Je conçois mes romans comme ceux de la maturité. Ce discours de responsabilité, de refus du folklore, est assez nouveau dans la littérature produite par des Africains. Mais je crois que l’on a dépassé tout cela maintenant.
Le personnage de la mère peut d’ailleurs être vu comme une personnification de l’Afrique, qui, si elle a effectivement des faiblesses, doit réaliser qu’elle a des qualités qui lui permettent de passer outre…
Oui, cette Maman représente pour moi une certaine Afrique qui est celle des indépendances : qui a connu cette liberté mais qui n’était peut-être pas suffisamment outillée pour la prendre à bras le corps et en tirer profit. Mais les Etats africains dans leur forme actuelle n’ont que quarante ans d’existence. On ne peut pas leur demander de faire en quarante ans le chemin qui a demandé des siècles à d’autres. Ca se passe même assez vite : à Douala, au XIXè, siècle les gens n’étaient pas vêtus et maintenant ils ont des portables. C’est extrêmement rapide et ça ne peut donc pas se faire sans brutalité. J’aimerais que ce désordre ne soit qu’une fièvre de croissance, qu’il ne tue pas et que l’on parvienne à le dépasser. Mais pour cela, il faut être capable de l’analyser, ne pas avoir peur de ce qui est un peu glauque ou douloureux. Si l’on reste tétanisé devant les ombres, la lumière ne peut pas gagner.
D’où la récurrence du thème de la mort, comme si l’Afrique était plus tournée vers ses ancêtres et ses pertes que vers le futur ?
Oui. Avec la paupérisation croissante, il me semble que les croyances en vogue en ce moment attachent plus d’importance à la puissance des ténèbres. Or, si l’on croit que le mal est plus fort, on a pas peu de chance de se projeter dans un avenir lumineux. Cette question va certainement se poser aux Etats-Unis aussi parce que toutes les sociétés qui sombrent dans cette espèce d’obscurantisme se condamnent. En Afrique, nous ne pouvons pas nous le permettre car nous avons encore trop de choses à construire. Il y a du boulot. Il faut simplement le faire. Si certains Africains ont du mal, c’est que beaucoup d’entre eux ont, comme Ewenji, intériorisé les injures qui leur ont été faites au moment de la rencontre avec les autres peuples. Du coup, ils ne s’emploient plus qu’à ressembler à ces injures. Il faut arriver à traiter ce mal car il y a des traumatismes de groupes. Il faut apprendre à dépasser son histoire. Faire en sorte que, précisément, ce soit l’histoire, c’est-à-dire le passé, et pas une espère de présent perpétuel que l’on ressasse et où l’on s’enferme.
Vous parlez de groupe. Mais pour les jeunes, vous semblez préférer le terme d’individu.
On a du mal avec ce terme d’individu dans les sociétés africaines qui ont un fonctionnement assez communautaire. On considère que s’il s’affirme en tant que tel, l’individu est une menace pour le groupe. Or, la valeur des communautés provient aussi des individualités qui peuvent en émerger. Au niveau artistique par exemple, peu importe que Picasso soit espagnol. Ce qu’il a accompli transcende sa ,ationalité. Je voudrais que les Africains s’autorisent à parler pour eux-mêmes parce que cela valorisera l’Afrique. Puisque nous avons devant les yeux le cheminement de l’Occident avec les erreurs qu’il a pu commettre, à nous d’aller de l’avant sans réitérer ces erreurs.
Ceux qui semblent s’en sortir au plan matériel, ce sont ces évangélistes qui ont poussé la logique capitaliste à l’extrême en l’exploitant dans le domaine religieux.
Oui, mais ce que je voulais surtout montrer à travers eux, c’est que l’on fait beaucoup reproches aux missionnaires occidentaux qui ont évangélisé cette partie de l’Afrique d’avoir utilisé la religion à des fins d’assujettissement des populations africaines. Or, dans l’Afrique contemporaine, ce sont des Africains qui utilisent la religion aux mêmes fins. Cette volonté de dominer l’autre, de le soumettre et le spolier n’a donc pas de couleur. C’est un problème humain. Nous avons aussi des choses à corriger. Ce n’est pas toujours de la faute des autres.
Vous semblez avoir un rapport très pacifié au passé colonial…
On ne peut pas avoir d’aigreur quand on ne l’a pas vécu. Je suis née dans les années 1970 au Cameroun. On parlait le français dans les rues. On écoutait du rap et du hip-hop. On avait envie de faire marcher la langue moderne, sans jamais avoir le sentiment de parler
une langue qui ne nous appartenait pas. Dans ce pays, où il y a plus de deux cents dialectes, le français est fédérateur. On ne pose donc pas la question de savoir comment il est arrivé. Je n’ai pas de ressentiment parce que si l’on replace l’histoire africaine dans la globalité du déroulement de l’histoire humaine, l’on s’aperçoit que l’histoire humaine est tout entière faite de conquêtes et de dominations. Bien sûr, il n’y a pas toujours eu cette différence de couleurs, ce sentiment que les gens sont venus d’une autre planète pour nous dominer, mais cela n’a pas dû être facile non plus. Il faut vivre avec ses blessures, porter ses cicatrices avec élégance. Les Africains sont chez eux en Afrique, ils ne sont pas dans des réserves comme les autochtones aux Etats-Unis. Elargir le regard permet de relativiser.
La différence entre l’Afrique et l’Occident ne tient pas à la nature humaine. Elle tient simplement à des choses matérielles comme l’avancée technologique. Ce qui m’intéresse le plus est cette unicité du genre humain. J’aimerais beaucoup arriver à écrire des textes avec un décor africain ou même avec des personnages clairement identifiés comme noirs et dont chacun pourrait dire qu’ils nous ressemblent. Je voudrais que l’on arrive à ce moment où l’on s’aperçoit que tout peuple qui met en présence des êtres humains est porteur d’universel parce que l’humanité est une. Je n‘y suis pas encore arrivée mais je vais continuer à travailler. Ce qui me laisse encore quelques romans en perspective…
Pensez-vous que le français, que vous avez toujours parlé, vous a stimulé dans vos démarches d’écriture?
Je suis très atypique parce que je suis francophone, j’ai été élevée avec le français mais ma culture littéraire est anglo-saxonne. Je connais très mal les classiques français en dehors de ce que j’ai pu lire à l’école et que j’ai largement oublié. Je me vis vraiment comme une métisse culturelle et je pense d’ailleurs que l’on sera tous comme cela bientôt : multi appartenants. Chez moi, le français est la langue de l’esprit. Je pense en français ; il est donc normal que j’écrive en français. La manière dont je l’utilise pour restituer certaines de mes émotions n’est pas toujours française de France, mais peu importe, si la grammaire est juste et que la langue est belle. Je réagis de manière très naturelle. J’écris comme on peut composer. Il n’y a pas de politique.
Ou peut-être sans le vouloir car c’est suite à la remise de cinq des prix littéraires de la rentrée à des écrivains francophones non natifs de l’Hexagone qu’a émergé ce grand questionnement sur la littérature monde et le caractère galvaudé du terme de francophonie. Qu’en pensez-vous ?
C’est une coïncidence. Pour moi il y a deux catégories d’écrivains : les intellectuels et les artistes. Un intellectuel est quelqu’un qui produit une pensée. Un artiste est quelqu’un qui peut avoir un propos mais qui, dans le travail de création, explicite d’abord. Je suis une artiste. Je n’avais pas réfléchi à cette question-là. C’est peut-être bien qu’elle se pose, mais si elle ne trouve pas d’application concrète, ce débat sera vain. Si l’on prône une littérature monde en langue française mais que les librairies s’obstinent à classer mon livre dans les rayons Afrique, bien que je vive en France et que j’écrive en français, alors le manifeste n’aura pas atteint son but. De même si les universités conservent des chaires de littérature francophone. Car c’est là que se font les cloisonnements. L’idée est belle mais elle est déjà une réalité pour beaucoup d’auteurs qui, comme moi, sont des métisses. Parmi les signataires de la tribune du Monde, il n’y avait que très peu de jeunes. Et, puisque l’on parle de littérature monde, il y a un monde qui a été oublié selon moi : celui des auteurs urbains. Il n’y avait pas beaucoup d’auteurs français vivant dans les banlieues. On a donc recréé un petit sérail d’intellectuels.
Laurence Bourgeon
Contours du jour qui vient
Leonora Miano
Ed. Plon
275 p / 18 €
ISBN: 9782259203
En octobre dernier, les lycéens lui attribuaient leur Goncourt pour ce deuxième roman. Elle rejoignait ainsi cette fournée d’auteur (avec Nancy Huston, Jonathan Littell…) d’origine étrangère écrivant en français que les très courus prix littéraires de la rentrée ont récompensé en majorité en 2006. En plein débat sur la pertinence de la francophonie et dans un festival qui se veut un carrefour des cultures, elle est une interlocutrice de choix.
Vous dédiez ce livre « à cette génération » ? Est-ce cela qui en a motivé l’écriture ?
Oui. Il y a vraiment à la fois une histoire humaine et un propos plus politique qui se chevauchent en permanence. Tout ce qui est de l’intime, si on le lit avec un regard politique, se rapporte à la société : on peut lire l’histoire de la petite fille et de sa mère.
Mais l’on peut aussi lire, au travers de cette maman, non pas les égarements d’une femme mais ceux de la société. Le « nous » renvoie plutôt à une parole de génération. Celle d’enfants africains un peu livrés à eux-mêmes, qui devront néanmoins se construire sur une terre devenue trop dure. Cette génération-là s’adresse, non pas à sa mère, mais à la société qui l’a engendrée. Une certaine Afrique seulement, la totalité du pays ne pouvant être mise sur un même plan. Aucun roman ne restitue d’ailleurs le réel dans son intégralité. On ne peut jamais les lire comme des documentaires par exemple.
La langue extrêmement poétique que vous utilisez renvoie en effet en permanence au roman. Pourtant, vous semblez en même temps témoigner sur une situation d’une génération à un moment donné.
Ça ne peut pas être un témoignage car cela fait 16 ans que je ne vis plus en Afrique. Ce serait usurper la place des véritables témoins. Contours du jour qui vient est véritablement un roman. On a souvent le sentiment que les auteurs du monde entier sont des artistes sauf les auteurs africains, qui ne seraient que des témoins et pas des créateurs. Mais moi, j’invente des histoires sur des événements que je n’ai pas du tout vécus : ma mère ne m’a jamais chassée ni accusée de sorcellerie, même si elle aurait bien voulu… Mes romans viennent toujours d’une question que je me pose concernant une situation donnée ou un groupe humain particulier et qui me taraude souvent d’une manière tellement obsessionnelle que le seul moyen de m’en défaire est d’écrire. Mais il s’agit d’un processus intime et personnel. Je considère d’ailleurs que mes romans ne parlent pas avant tout d’Afrique mais que ce qui y est décrit est valable pour l’humanité entière. Car je crois qu’il n’y a qu’une seule humanité et que seul le décor change. Si les gens s’attachent aux décors, c’est parce que les questions sont dérangeantes. Il est réconfortant de se dire que ces problèmes sont propres aux autres. Mais ils se posent à nous tous. Il n’y pas de société qui puisse aujourd’hui faire l’économie de la question de l’avenir qu’elle va pouvoir proposer à sa jeunesse, même si les paramètres ne sont pas exactement les mêmes. Quand je dédiais ce roman à cette génération, je pensais vraiment à cette génération dans le monde entier parce que je pense qu’il dur, partout, d’être jeune. Il semble qu’il n’y ait pas d’avenir…
Au delà de ces questionnements universels vous dressez des constats plus spécifiquement africains, assez négatifs, notamment quant à la situation des femmes, la prégnance de la religion…
Il n’y a pas que des femmes soumises. Celles qui sont l’objet d’un trafic humain ne sont pas les mieux loties mais il y a également des femmes instruites et cultivées. D’ailleurs, la situation des femmes en Afrique n’est pas pire que celle des femmes en Afghanistan ou même parfois en Chine. Mes romans se situent en Afrique centrale, ce qui n’a rien à voir avec le Sahel ou la corne de l’Afrique. Les sociétés y sont matriarcales. Les femmes y ont donc souvent pas mal de tempérament et font ce qu’elles veulent. Quand elles sont exploitées c’est qu’elles acceptent une situation qui, pour elles, est conforme à l’ordre des choses, qui leur évite de se poser des questions et de se prendre en main. Ce sont souvent les femmes qui pensent que les femmes doivent rester à la maison par exemple. Les hommes ne les y obligent pas. J’ai personnellement très bien vécu en Afrique centrale avec ce caractère-là, en faisant des études.
Cette ambivalence parcourt tout votre roman : le constat d’une dureté quotidienne, en même temps qu’un optimisme indéfectible chez cette jeune fille qui a intégré qu’il fallait qu’elle existe par elle-même…
La mère est vraiment en souffrance. Elle n’a pas trouvé en elle-même les ressorts pour se réaliser, alors qu’elle avait certainement des qualités, et n’a donc pas pu aimer ce qu’elle avait engendré parce qu’elle ne s’aimait pas elle-même. A travers Musango, j’ai voulu créer un personnage qui soit capable de comprendre et de pardonner. Si elle s’était enfermée dans le ressentiment, plus rien n’aurait été possible pour elle. C’est un personnage extrêmement résilient. Elle est porteuse de tous les espoirs que j’ai pour les jeunes gens du monde entier. Il est dur de se construire sans admirer. Je suis très sensible à cet âge où l’on se construit et comment le faire lorsque l’on n’ai pas aidé.
Musango fait preuve d’une force de caractère qui est source d’optimisme pour les jeunes Africains. Est-elle la preuve qu’il y a un avenir pour eux en Afrique sans avoir forcément à « faire l’Europe » ?
Oui, je le crois profondément. De toute façon, tout le monde ne pourra pas partir. Il faudra trouver sur place les moyens d’être soi-même et de s’épanouir. Et pour ceux qui partiront, il n’est pas certain qu’ils réussissent mieux ailleurs. Ce que je voulais dire c’est qu’il était possible de vivre en Afrique. Elle sera ce que les Africains en feront. Ils sont aussi capables que les autres de prendre des décisions. Je conçois mes romans comme ceux de la maturité. Ce discours de responsabilité, de refus du folklore, est assez nouveau dans la littérature produite par des Africains. Mais je crois que l’on a dépassé tout cela maintenant.
Le personnage de la mère peut d’ailleurs être vu comme une personnification de l’Afrique, qui, si elle a effectivement des faiblesses, doit réaliser qu’elle a des qualités qui lui permettent de passer outre…
Oui, cette Maman représente pour moi une certaine Afrique qui est celle des indépendances : qui a connu cette liberté mais qui n’était peut-être pas suffisamment outillée pour la prendre à bras le corps et en tirer profit. Mais les Etats africains dans leur forme actuelle n’ont que quarante ans d’existence. On ne peut pas leur demander de faire en quarante ans le chemin qui a demandé des siècles à d’autres. Ca se passe même assez vite : à Douala, au XIXè, siècle les gens n’étaient pas vêtus et maintenant ils ont des portables. C’est extrêmement rapide et ça ne peut donc pas se faire sans brutalité. J’aimerais que ce désordre ne soit qu’une fièvre de croissance, qu’il ne tue pas et que l’on parvienne à le dépasser. Mais pour cela, il faut être capable de l’analyser, ne pas avoir peur de ce qui est un peu glauque ou douloureux. Si l’on reste tétanisé devant les ombres, la lumière ne peut pas gagner.
D’où la récurrence du thème de la mort, comme si l’Afrique était plus tournée vers ses ancêtres et ses pertes que vers le futur ?
Oui. Avec la paupérisation croissante, il me semble que les croyances en vogue en ce moment attachent plus d’importance à la puissance des ténèbres. Or, si l’on croit que le mal est plus fort, on a pas peu de chance de se projeter dans un avenir lumineux. Cette question va certainement se poser aux Etats-Unis aussi parce que toutes les sociétés qui sombrent dans cette espèce d’obscurantisme se condamnent. En Afrique, nous ne pouvons pas nous le permettre car nous avons encore trop de choses à construire. Il y a du boulot. Il faut simplement le faire. Si certains Africains ont du mal, c’est que beaucoup d’entre eux ont, comme Ewenji, intériorisé les injures qui leur ont été faites au moment de la rencontre avec les autres peuples. Du coup, ils ne s’emploient plus qu’à ressembler à ces injures. Il faut arriver à traiter ce mal car il y a des traumatismes de groupes. Il faut apprendre à dépasser son histoire. Faire en sorte que, précisément, ce soit l’histoire, c’est-à-dire le passé, et pas une espère de présent perpétuel que l’on ressasse et où l’on s’enferme.
Vous parlez de groupe. Mais pour les jeunes, vous semblez préférer le terme d’individu.
On a du mal avec ce terme d’individu dans les sociétés africaines qui ont un fonctionnement assez communautaire. On considère que s’il s’affirme en tant que tel, l’individu est une menace pour le groupe. Or, la valeur des communautés provient aussi des individualités qui peuvent en émerger. Au niveau artistique par exemple, peu importe que Picasso soit espagnol. Ce qu’il a accompli transcende sa ,ationalité. Je voudrais que les Africains s’autorisent à parler pour eux-mêmes parce que cela valorisera l’Afrique. Puisque nous avons devant les yeux le cheminement de l’Occident avec les erreurs qu’il a pu commettre, à nous d’aller de l’avant sans réitérer ces erreurs.
Ceux qui semblent s’en sortir au plan matériel, ce sont ces évangélistes qui ont poussé la logique capitaliste à l’extrême en l’exploitant dans le domaine religieux.
Oui, mais ce que je voulais surtout montrer à travers eux, c’est que l’on fait beaucoup reproches aux missionnaires occidentaux qui ont évangélisé cette partie de l’Afrique d’avoir utilisé la religion à des fins d’assujettissement des populations africaines. Or, dans l’Afrique contemporaine, ce sont des Africains qui utilisent la religion aux mêmes fins. Cette volonté de dominer l’autre, de le soumettre et le spolier n’a donc pas de couleur. C’est un problème humain. Nous avons aussi des choses à corriger. Ce n’est pas toujours de la faute des autres.
Vous semblez avoir un rapport très pacifié au passé colonial…
On ne peut pas avoir d’aigreur quand on ne l’a pas vécu. Je suis née dans les années 1970 au Cameroun. On parlait le français dans les rues. On écoutait du rap et du hip-hop. On avait envie de faire marcher la langue moderne, sans jamais avoir le sentiment de parler
une langue qui ne nous appartenait pas. Dans ce pays, où il y a plus de deux cents dialectes, le français est fédérateur. On ne pose donc pas la question de savoir comment il est arrivé. Je n’ai pas de ressentiment parce que si l’on replace l’histoire africaine dans la globalité du déroulement de l’histoire humaine, l’on s’aperçoit que l’histoire humaine est tout entière faite de conquêtes et de dominations. Bien sûr, il n’y a pas toujours eu cette différence de couleurs, ce sentiment que les gens sont venus d’une autre planète pour nous dominer, mais cela n’a pas dû être facile non plus. Il faut vivre avec ses blessures, porter ses cicatrices avec élégance. Les Africains sont chez eux en Afrique, ils ne sont pas dans des réserves comme les autochtones aux Etats-Unis. Elargir le regard permet de relativiser.
La différence entre l’Afrique et l’Occident ne tient pas à la nature humaine. Elle tient simplement à des choses matérielles comme l’avancée technologique. Ce qui m’intéresse le plus est cette unicité du genre humain. J’aimerais beaucoup arriver à écrire des textes avec un décor africain ou même avec des personnages clairement identifiés comme noirs et dont chacun pourrait dire qu’ils nous ressemblent. Je voudrais que l’on arrive à ce moment où l’on s’aperçoit que tout peuple qui met en présence des êtres humains est porteur d’universel parce que l’humanité est une. Je n‘y suis pas encore arrivée mais je vais continuer à travailler. Ce qui me laisse encore quelques romans en perspective…
Pensez-vous que le français, que vous avez toujours parlé, vous a stimulé dans vos démarches d’écriture?
Je suis très atypique parce que je suis francophone, j’ai été élevée avec le français mais ma culture littéraire est anglo-saxonne. Je connais très mal les classiques français en dehors de ce que j’ai pu lire à l’école et que j’ai largement oublié. Je me vis vraiment comme une métisse culturelle et je pense d’ailleurs que l’on sera tous comme cela bientôt : multi appartenants. Chez moi, le français est la langue de l’esprit. Je pense en français ; il est donc normal que j’écrive en français. La manière dont je l’utilise pour restituer certaines de mes émotions n’est pas toujours française de France, mais peu importe, si la grammaire est juste et que la langue est belle. Je réagis de manière très naturelle. J’écris comme on peut composer. Il n’y a pas de politique.
Ou peut-être sans le vouloir car c’est suite à la remise de cinq des prix littéraires de la rentrée à des écrivains francophones non natifs de l’Hexagone qu’a émergé ce grand questionnement sur la littérature monde et le caractère galvaudé du terme de francophonie. Qu’en pensez-vous ?
C’est une coïncidence. Pour moi il y a deux catégories d’écrivains : les intellectuels et les artistes. Un intellectuel est quelqu’un qui produit une pensée. Un artiste est quelqu’un qui peut avoir un propos mais qui, dans le travail de création, explicite d’abord. Je suis une artiste. Je n’avais pas réfléchi à cette question-là. C’est peut-être bien qu’elle se pose, mais si elle ne trouve pas d’application concrète, ce débat sera vain. Si l’on prône une littérature monde en langue française mais que les librairies s’obstinent à classer mon livre dans les rayons Afrique, bien que je vive en France et que j’écrive en français, alors le manifeste n’aura pas atteint son but. De même si les universités conservent des chaires de littérature francophone. Car c’est là que se font les cloisonnements. L’idée est belle mais elle est déjà une réalité pour beaucoup d’auteurs qui, comme moi, sont des métisses. Parmi les signataires de la tribune du Monde, il n’y avait que très peu de jeunes. Et, puisque l’on parle de littérature monde, il y a un monde qui a été oublié selon moi : celui des auteurs urbains. Il n’y avait pas beaucoup d’auteurs français vivant dans les banlieues. On a donc recréé un petit sérail d’intellectuels.
Laurence Bourgeon
Contours du jour qui vient
Leonora Miano
Ed. Plon
275 p / 18 €
ISBN: 9782259203
Last modified onsamedi, 18 avril 2009 17:48
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