Aurélien Bellanger
Aurélien Bellanger Nicolas Wintrebert

Aurélien Bellanger, la singularité

Portraits

Aurélien Bellanger pense, Aurélien Bellanger parle, les molécules d’air propulsées par ses cordes en vocales se diffusent en champs de compression / décompression infimes, qui viennent imprimer leur rythme à la paroi translucide du tympan de son interlocuteur...

... Transformée en influx nerveux par le ballet microscopique des cils auriculaires, l’information se fraie enfin un chemin à son but : Aurélien Bellanger se fait entendre. La théorie de l’information est en pleine construction : pour la pratique de la communication, c'est maintenant, aux Rencontres de Zone littéraire. Attention oxymore : le romancier arrive pile à l’heure. “Impossible d’être en retard, c’est plus fort que moi”, dira-t-il : c’est donc à 19h32, avec deux minutes d’un retard chronométrable que le plus commenté des auteurs de cette rentrée littéraire met un pied dans les Rencontres. La Théorie de l’information, son premier roman arrive lui aussi à point nommé, comme une question dans un souffle. À cheval entre le web 2.0 et le 3.0, entre le monde des hommes et celui des machines, où la relation s’appelle interface, où l’interface vibre de désir, où le désir nourrit la distance et où la distance tient lieu de relation. L’aube des romantiques contemporains est-elle celle d’un écran de veille ?

Démarrage

Il n’a pas le physique du contre-emploi, l’ami Bellanger. La coupe stricte et le claroscuro au couteau du portrait qui orne la jaquette de son roman ont cédé la place à une mèche et à un allant plus raccord quand il s’agit de parler de littérature dans ses grands ensembles et ses petites solitudes. Le bougre cause vite et bien, réservé et mondain à la fois, en habitué des terrains vagues de la médiatisation. Contrairement à beaucoup de ses désormais confrères, il connait toutes les critiques dites ou écrites sur son roman... et les assume crânement. La Théorie de l’information a eu beau être chouchou de certains, il a aussi beaucoup fait couler l’acide, notamment à l’Express. “Cela peut paraître immodeste mais Je suis certain que des journalistes ont écrit des critiques négatives mais ont aimé mon livre ! Cela fait déjà trois et je me suis progressivement détendu : au début j’avais l’impression qu’on me braquait dans la rue. Mais c’est à relativiser : tout ce qui ne relève pas de l’activité d’écriture est finalement accessoire. L’important est de pouvoir continuer ce que j’ai commencé. ” N’en déplaise à ses contempteurs, Aurélien Bellanger a une certaine idée des Lettres, en droite ligne d’un incertain Michel Houellebecq, souvent présenté et dénigré comme le pape de la phrase blanche et de l’ascèse bureaucratique : “Il y a deux types de beautés, celle du Taj Mahal et celle du pont SNCF. Mon rôle est de relier deux points par une phrase qui soit plus élégante possible mais les gens vont le prendre au pire pour de la laideur, au mieux pour une écriture blanche, absente. Alors que lorsqu’on jette un second regard au pont SNCF, il n’est pas si mal ! (...) Houellebecq a sauvé le roman français de la poésie en prose :  des romans très bien écrits mais quasi illisibles.” Paf sur le Nouveau Roman ! Pif sur les romanciers à la rose ! Il confirme en quelques sentences lapidaires le peu de goût qu’il a pour les joliesses obligatoires. Lui assume n’avoir aucun ami écrivain ni faire partie de quelque avant-garde littéraire que ce soit. Pour la forme, admettons, mais un fond de classique pour lier une narration, il n’y a rien de tel. L’intéressé confirme : “Mon roman est balzacien : c’est l’ascension sociale d’un homme, Pascal Ertanger, ce côté rise and fall a permis de me rassurer quant à mes capacités d’écrivain. Et puis, ça donne une dynamique littéraire intéressante, l’ascension sociale”

Installation

Aussitôt dégainée, aussitôt rentrée au fourreau, la théorie commode du premier roman autobiographique et cathartique ne sera ici d’aucun secours... ainsi que tout rapprochement avec l’utérin Houellebecq ou même avec son personnage - difficile de parler de héros -, celui de La Théorie de l’information. Peu de rapport en effet entre Bellanger l’ex-philosophe libraire à l’Arbre à Lettres rue Mouffetard - un des spots les plus courus de Paris en matière de littérature -  et Pascal Ertanger, l’ado compressé/décompressé en chef de meute geek tout au long des presque 500 pages du roman. Cela a beaucoup été écrit et il le confirme évidemment: Xavier Niel, le dirigeant de Free, a servi de patron au roman qui navigue là où aucun romancier ne s’était aventuré : dans le grand capitalisme des années 80 et 90. Celui des tycoons du Minitel, qui déboulaient en décapotable au Ministère des communications pour récupérer les millions de francs lourds en royalties de leur service télématique - 36 15 CUM, 36 15 ULLA... - qui ne sont maintenant, pour les plus connus, qu’un souvenir d’affiche sur une pile de pont au dessus de l’Autoroute du Sud, enterré par une demi-douzaine de campagnes présidentielles. Avec des personnages secondaires comme Thierry Breton, Jean-Marie Messier ou Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock - aucun rapport mais l’homonymie est calculée -, l’originalité est assurée et recherchée. Pas d’interviews, pas de sources croisées pour ce livre qui mêle allègrement le vrai et le faux : “J’ai croisé Xavier Niel deux ou trois fois avant la sortie de mon bouquin, mais pas depuis”, semble regretter l’auteur revenu de trois mois de promo intense entre signatures et foires, avec un talent certain pour l’entregent et une grande connaissance du petit milieu littéraire. Loin d’être un n00b, le Bellanger mais une espèce adaptable et souple, un intello pointu qui arbore toutes les élégances modernes, à savoir une Casio digitale vintage au poignet et une très bonne connaissance de l’oeuvre de Maurice G. Dantec et de Michel Houellebecq, à qui il a consacré un essai. Les deux auteurs peuvent d’ailleurs être rapprochés par un penchant marqué pour la science-fiction, un genre devenu majeur que l’intéressé mêle à son roman en bon observateur de la culture dominante. Branché sur le sujet, l’intéressé acquiesce: “J’ai lu un peu de science-fiction : les nouvelles de Greg Egan sont géniales mais aussi Gibson Sterling, Stephenson”. Les grands anciens du Cyberpunk au service de la nouvelle génération. “La science fiction est la dernière grande création de mythe de l’Occident. Un physicien subbodorait récemment qu’avec la technologie adaptée, on pourrait y stocker tous les souvenirs humains depuis la création de l’homme dans la masse d’un iPhone 4 - soit 130 g - multiplié par un facteur un million. De quoi contenir plusieurs millions de galaxies habitées : c’est un mythe cyberpunk pur.” Et un filon narratif qui projette le lecteur dans des transports quasiment religieux. Cette intrication de mythes naissants et d’inconscient antédiluvien est particulièrement puissante pour un romancier.

Ouverture

Oui ! Le mythe, la foi, la transcendance : il manquait un élément d’appréciation à la Théorie de l’information : et si Dieu était la clef de voûte de cet édifice littéraire, qui part du sol gravelé des banlieues pavillonnaires pour finir dans les sphères du grand capitalisme et l’éther des réseaux ? “Mon point de départ était simple : actant le fait que l'information est ce qu’il y a de plus proche aujourd’hui d’une religion, je voulais créer un personnage qui soit comme le premier croyant de ce monde. Cela reste une hérésie, quelque chose de pas très sérieux, c’est aussi pour cela que Pascal Ertanger n’est pas un prophète triomphant.” Selon Aurélien Bellanger, nous serions à l’aube d’une rupture : “La singularité technologique arriverait comme un dieu révélé parmi des milliers de petits hérétiques, qui pratiquent actuellementles tatouages 3D ou augmentent leur cerveau en y implantant des puces.” À propos de singularité, voire d'incongruité, la fin très alambiquée et épique ne ressemble en rien au début - il avoue d’ailleurs avoir laissé sur le carreau “80% de ses lecteurs” - mais malgré cette envolée messianique, La Théorie de l’information ne doit pas être pris pour un Nouveau Testament geek. C’est même tout l’inverse si l’on prend en compte le facteur ironie, très présente dans le discours et les mots d’Aurélien. La théorie de l’information est plutôt d’obédience borgesienne”, corrige-t-il. C’est en effet une idée - cette fameuse théorie de l’information et ses conséquences sur l’humanité - et non un personnage qui le tient de bout en bout. L’incarnation a donc ses limites et l’idée prend bel et bien le pas sur l’homme à peu de pages de la dernière : les frontières entre roman et essai sont pulvérisées dans la troisième partie du livre en intégrant un bout d’article “fini un mois avant le début de l’écriture” dans le cours du roman pour brouiller encore plus les pistes. Passées les bornes littéraires, reste donc un roman hors normes qui ne restera pas longtemps seul : “Mon prochain livre ne portera pas sur l’informatique. J’en ai déjà les grandes lignes mais je continuerai dans la veine encyclopédique, cela me plait en tant que lecteur et aussi en tant qu’écrivain.”


La Théorie de l'information

Aurélien Bellanger

Gallimard

496 p. - 22,50

Last modified onjeudi, 13 décembre 2012 09:00 Read 7935 times

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