Polyphonies en héritage
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Qu’on ne s’attende pas à entamer la lecture d’un récit de l’exil ou un témoignage factuel sur les meurtrissures du déracinement. Le questionnement est certes présent en filigrane. Mais ce que sonde et exprime Jakuta a plus à voir avec les traces, les ombres – elle dit elle-même avoir l’impression que tous ses livres pourraient être lus comme des histoires de fantômes – les « écarts » et une certaine forme d’oubli qui, sans être radical, peut permettre d’avancer. Un peu à l’image du processus d’écriture qu’elle explique : beaucoup de recherches et de documentations dont elle ne conserve au final que de grandes lignes ou quelques anecdotes, pour nourrir un récit aussi contemporain qu’onirique et surréaliste par moments.
Fiction et réalité toujours. Deux éléments qui semblent être chez elle les deux facettes d’un même univers entre lesquelles elle naviguerait. La fiction l’habite tellement qu’elle en cerne et dessine parfois elle-même difficilement les contours, ressentant le besoin, autant par honnêteté envers le lecteur que pour elle-même, d’adjoindre notes et prologue - qu’elle avoue avoir écrit après coup - afin d’ancrer son récit dans un semblant de réalité. La recherche effrénée autant que la fuite traversent ainsi ses romans tels les mouvements d’un balancier, que l’on pourrait voir osciller selon les tonalités, les tons et les rythmes des langues qui inspirent et guident alternativement l’écriture de Jakuta, contribuant à faire surgir par moments des images inattendues et pourtant empreintes d’un certain naturel car elles appartiennent à d’autres cultures.
L’art et la manière
Côté agenda, la quadrilingue Jakuta partage ses journées entre l’enseignement de l’anglais et l’écriture. Un emploi du temps astreignant qui l’oblige à beaucoup de sérieux mais surtout à faire preuve d’un certain recul par rapport à un milieu littéraire qui l’a très vite adopté. Preuve de cette curiosité : la communication, les passerelles entre les arts. Elle leur accorde une place non négligeable dans son roman. Sont ainsi successivement convoqués l’architecture bien sûr, qui lui offre un cadre et une structure mais aussi la peinture, à travers le vol de tableaux de la fondation Bührle. Le cinéma évidemment, puisque le lieu de son nouveau roman en est un, tout comme certains de ses personnages directement et ouvertement inspirés des héroïnes blondes et mystérieuses d’Hitchcock par exemple. On découvrira avec amusement la version Barbie de l’héroïne hitchcockienne. Et la littérature sous toutes ses formes.
Ce foisonnement d’influences qui affleurent n’alourdit toutefois jamais la lecture d’un livre qui pourrait sembler artificiel. Car elle sait aussi s’amuser avec un salutaire recul du milieu littéraire, des conventions et des travers qui le caractérisent. Elle invente ainsi un personnage de nègre-prête-nom incarné par une blonde platine diaphane sachant difficilement écrire. Ou encore un critique littéraire dont on ne saurait trop dire s’il est blasé ou usé par l’habitude au point qu’il semble incapable de rédiger une chronique constructive en dehors de la banale « bibliothèque idéale » dont il demande régulièrement aux écrivains de détailler leurs étagères. On évite donc de l’interroger sur ses livres préférés. Tout comme sur les films qui ont accompagné son écriture, même si les images sont nombreuses à surgir à la lecture de ses livres tant son écriture est visuelle. Jakuta préfère ne pas énumérer ses références afin de laisser libre cours à l’imagination du lecteur et de le laisser puiser dans sa propre panthéon personnel.
Louxor, j'adore
Dégagé de toutes obligations, l’enjeu pour Jakuta est donc plus ludique que critique. Et elle n’en est pas à son coup d’essai: deux livres pour la jeunesse à l’Ecole des loisirs en 2004 avant un recueil de nouvelles, Histoires contre nature (2006) et Corps volatils, en 2008, pour lequel elle a obtenu le prix Goncourt du premier roman. En parallèle, elle collabore à différents projets artistiques, aussi bien théâtraux que plastiques en plus de l’anglais qu’elle enseigne. La maison Jakuta n’est donc pas près de s’effondrer puisqu’elle a déjà en tête de nombreuses extensions. Elle travaille ainsi à un grand œuvre autour de l’effet Meissner, principe physique qui a établit la disparition du champ magnétique dans certaines conditions. Où l’on soupçonne qu’il sera encore certainement question de corporalité, d’équilibre, de la façon dont on peut trouver sa place dans le monde… Le Londres-Louxor a un moment été pensé comme une aile de ce bâtiment. Peut-être ne sera-t-il qu’une annexe. Elle y réfléchit encore. Nous l’attendons avec curiosité.
Le Londres-Louxor
Yakuta Alikavazovic
Editions de l’Olivier
16,50 €- 192 p.